Frissons et Rage ne furent qu’un prélude. Avec Chromosome 3, Cronenberg plonge dans un cauchemar de chair et de psyché, une danse sauvage où la maternité elle-même se fait orgie de sang et de pulsions enfouies. La peau humaine se change en membrane poreuse, prête à laisser passer des énergies sombres, comme si chaque personnage cachait sous l’épiderme un être refoulé, informe et palpitant. Cronenberg prend le corps et le déforme, le sculpte jusqu’à ce qu’il se délie de l’âme et commence à murmurer ses propres peurs. Ici, la reproduction ne suit plus aucun ordre naturel : elle est violente, acharnée, un accouchement par la haine et non par l’amour.
L’histoire de Nola et de Frank, leur mariage ruiné, devient un théâtre de passions distordues. Elle n’a pas enfanté Candy, leur fille, pour l’aimer mais pour la libérer de ses propres chaînes, comme si l’innocence de l’enfant contenait un remède à sa propre déchéance. Dans son monde, la frontière entre la maternité et le monstrueux s’efface, et des enfants rougis de rage prennent vie dans un silence sinistre, prêts à dévorer ce qui se trouve sur leur passage. Ce sont des entités sans nombril ni passé, générées par un utérus externe, fantôme charnel pulsant au rythme des colères de leur mère. Le monstre n’est plus le fruit d’une science folle ; il est viscéral, issu d’une psyché en fusion, porté par la rage d’une femme aux blessures jamais refermées. Le Dr Raglan, à la fois curieux et prophète, étudie cette décomposition avec l’œil d’un démiurge impassible. Son institut, le Somafree, est un temple blanc et clinique, mais derrière les portes stériles, la chair souffre, les âmes se liquéfient. Raglan impose à ses patients une thérapie par la parole qui ébranle les fondations mêmes de leur être, et, tel un sculpteur malsain, il manipule les failles de leur esprit jusqu’à en extraire une matière première vivante. Nola devient son chef-d’œuvre, une psyché défaite et recomposée, créant autour d’elle un bestiaire d’enfants sans voix et sans visage, copies difformes de sa propre solitude.
Lorsque Frank découvre l’existence de ces monstres enfantins, c’est à travers la violence qui éclate autour de lui : Juliana, la grand-mère alcoolique de Candy, est tuée, puis c’est l’institutrice de l’enfant, Ruth, que les petites créatures mutiques déchirent. Ces enfants, vêtus de rouge, surgissent du néant, avançant comme des ombres aux corps durs, sculptés par les colères de leur créatrice. Le spectacle d’un monde où la maternité devient meurtre éclate. Les enfants de Nola, créatures sorties d’un ventre extérieur et d’un inconscient inassouvi, reviennent vers elle, attirés par une force qui dépasse la mort et l’instinct. À la fin, Cronenberg nous mène dans le noir d’un grenier, où la scène d’un accouchement sans amour se dessine. Nola, figure maternelle et monstrueuse, se dévoile. Sous la chemise de nuit pâle, un exo-utérus palpite comme un fruit gorgé d’une vie maudite, exhibé avec la fierté des damnés. Sa chair est devenue organe et cri, cœur et abîme. Dans cette scène, Cronenberg dépasse l’horreur conventionnelle : Nola ne repousse pas ses enfants, elle les habite, les nourrit de son ressentiment. Elle les enserre dans une emprise si absolue qu’ils se confondent avec elle, un prolongement de son âme mutilée, condamnés à renaître sans cesse.
Alors que Frank l’étrangle pour rompre ce lien pervers, le spectateur reste suspendu, témoin d’une mort qui n’éteindra rien, d’une haine qui continuera de couver dans les chairs de Candy, sa propre fille. Cronenberg nous laisse avec cette image : une mère qui, pour la première fois, regarde son enfant non pas comme un avenir mais comme une relecture de son propre passé, une rage transmise par le sang et les larmes. Le cycle est bouclé, et Candy, à son tour, porte en elle les stigmates d’une colère qui dévorera les générations à venir.
Chromosome 3 de David Cronenberg, 1h32, avec Oliver Reed, Samantha Eggar, Art Hindle – Ressorti au cinéma le 3 novembre 2021
Article mis à jour et modifié le 14.10.24