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Alexis Langlois | La Reine du drame (Queer)

Dans un éclat de lumière rose et un fracas de néons, Alexis Langlois nous plonge dans un univers où chaque seconde hurle l’excès, où le réel est constamment plié, broyé, sublimé. Son cinéma est une fête visuelle, un chaos flamboyant qui déborde de paillettes, de rage et d’amour. Mais ce réel, que Langlois manipule, est-il encore tangible ? Ou bien s’agit-il d’un jeu avec des éléments purement fictionnels, empruntés aux mélodrames hollywoodiens, à l’onirisme poétique de Jean Genet ou aux fééries pop de Jacques Demy  ? Chez Langlois, les frontières s’effacent : le quotidien se teinte de paillettes, le kitsch devient sacré, et le grotesque transcende la banalité. Ce n’est pas le réel qu’elle cherche à représenter, mais une version augmentée, amplifiée, où les émotions dominent tout, créant un univers où l’exagération est la seule vérité possible. Sous ces couches de maquillage dégoulinant, une guerre se joue. Une guerre pour l’existence, pour la liberté, pour l’extase queer. Langlois ne raconte pas seulement des histoires : elle orchestre une révolution. Ses films sont des corps indociles. Saturés de couleurs criardes et de textures outrancières, ils rejettent toute forme de discrétion. Impossible d’oublier Dorothy, dans Les Démons de Dorothy, qui, assise à son bureau, lutte contre ses démons intérieurs — littéralement, des créatures grotesques et hurlantes qui surgissent de l’obscurité. Ces figures, caricatures des compromis que le patriarcat et l’industrie exigent, l’entourent, l’étouffent, lui susurrent des promesses. « Fais quelque chose de plus vendable, arrête avec ton univers queer », insistent-elles. Mais Dorothy résiste, et son combat, au-delà de la comédie délirante, devient une métaphore puissante : survivre dans un monde qui voudrait vous rendre invisible.

Langlois s’inscrit dans une lignée de cinéastes qui, comme Gregg Araki ou John Waters, ont fait de l’excès une arme. Mais là où Waters cultivait une esthétique du mauvais goût pour choquer une Amérique conservatrice et où Araki filmait la rage nihiliste d’une jeunesse queer, Langlois semble guidée par un amour dévorant. Chaque plan, chaque costume, chaque dialogue crie sa passion pour la culture pop, pour le drame, pour l’éclat. Et pourtant, son cinéma n’est jamais une simple copie de ses prédécesseurs. Langlois les invoque pour les réarranger, les faire exploser. Son style est un collage : un clin d’œil à Britney Spears côtoie un écho des thrillers de De Palma, tandis que l’ombre d’une drag queen traverse un décor saturé d’éléments punk. Tout se mêle, se heurte, dans une fête où le chaos est roi. Dans Les Reines du drame, cette hybridation atteint son apogée. Dès les premières minutes, Bilal Hassani, grimé en Steevy Shady, surgit pour annoncer la couleur : « Si vous n’aimez pas les drames too much, les émotions explosives, le romantisme débridé… ou si vous êtes de droite, dégagez ! » Steevy Shady est un monstre hybride, mi-influenceur botoxé, mi-stan toxique, saturé de références à la culture pop. Avec son maquillage outrancier et ses tirades acides, il évoque autant une caricature grotesque de Hassani lui-même qu’un miroir de notre obsession pour l’image et la célébrité. Tour à tour drôle et inquiétant, il incarne l’excès dévorant d’un monde où tout finit par se diluer dans l’absurde. Langlois ne s’excuse pas de son esthétique trop-plein : elle la revendique. Une scène montre Mimi Madamour, une pop star aseptisée, entourée de lasers, de confettis et de faux diamants alors qu’elle interprète un tube sucré. La caméra la suit dans un ralenti saturé de lumière, révélant une gloire factice, presque suffocante. Puis, dans un coup de théâtre, Billie Kohler, une punk rageuse, interrompt la performance, renversant le décor pour le transformer en chaos. Ce moment, qui pourrait sembler absurde, est au contraire d’une force rare : il traduit en une seule scène le conflit entre la conformité et la rébellion, entre le mainstream et la marge.

De la terreur, mes sœurs !

Langlois ne s’arrête pas à subvertir les conventions visuelles. Elle détourne aussi les récits. Une histoire d’amour classique entre Mimi et Billie aurait pu se contenter de retracer leur romance, mais Langlois va plus loin : elle brise les attentes pour mêler mélodrame, comédie musicale et utopie queer. Lors d’une scène de réconciliation, Mimi et Billie dansent dans un espace irréel, baigné d’un halo rose, comme suspendu hors du temps. Cette séquence, qui refuse tout réalisme, est une affirmation audacieuse : les récits queer n’ont pas besoin de se plier aux codes hétérocentrés pour toucher au sublime. La saturation n’est pas qu’un choix esthétique. Elle est politique. Dans un monde où les identités queer sont souvent réduites à des marges invisibles ou neutralisées par le mainstream, Langlois choisit d’occuper l’espace, tout l’espace. Chaque détail de ses films est une déclaration : le maquillage dégoulinant des héroïnes, les dialogues acides, les ralentis dramatiques sont autant de moyens de dire : nous sommes là. Nous sommes là, et nous sommes trop, et c’est exactement ce qu’il faut.

Dans De la terreur, mes sœurs !, cette affirmation atteint son paroxysme. Quatre femmes trans décident de renverser le « cistème », terme qui désigne ironiquement le système hétéronormatif. La flamboyance des œuvres d’Alexis Langlois entre en résonance brutale avec une France traversée par des tensions autour des droits LGBTQ+. Malgré des avancées comme le mariage pour tous ou l’ouverture de la PMA, 2024 s’impose comme une année noire pour les personnes LGBTQ+ en France. Les agressions explosent, avec une hausse de 15 % des violences signalées. Les personnes trans sont en première ligne : insultes dans la rue, coups, humiliations. Ce climat hostile s’alimente d’une rhétorique anti-woke omniprésente sur les réseaux sociaux et dans les médias. Sous couvert de « liberté d’expression », ces discours stigmatisent les luttes queer comme étant trop bruyantes ou envahissantes. Une dynamique que Langlois retourne dans ses films : ses personnages queer ne s’excusent pas d’être visibles, bruyants ou outranciers, mais occupent pleinement l’espace. Cet instant où les héroïnes trans brûlent leurs papiers d’identité dans un rituel punk cathartique illustre cette volonté de ne pas se soumettre à des normes étouffantes. La critique implicite des institutions, qui, même dans leurs avancées, continuent de marginaliser, devient un cri de rébellion flamboyant.

Cette saturation de l’écran et des émotions trouve un écho dans d’autres œuvres queer. Là où Girl de Lukas Dhont explore la douleur trans sous un angle réaliste mais controversé, Langlois choisit l’exagération et la rage festive pour parler de la même violence. Ses héroïnes ne sont pas des victimes silencieuses : elles explosent, elles dansent, elles déchirent. Comme dans une scène de Les Reines du drame, où Billie interrompt un gala bourgeois avec une performance rageuse, le cinéma de Langlois refuse les compromis. Ce refus est aussi une réponse directe à une culture qui voudrait rendre les récits queer acceptables uniquement s’ils sont « subtils » ou « universels ». Face à une société qui oscille entre reconnaissance des droits et rejet viscéral de toute différence, le cinéma de Langlois rappelle que la survie queer ne passe pas par l’effacement, mais par une existence éclatante. Ses personnages ne demandent pas la permission : ils imposent leur présence dans un chaos de néons et de paillettes, comme pour hurler que le trop n’est pas un défaut, mais une arme.

Langlois n’offre pas des récits. Elle propose des mondes. Des mondes où les monstres sont des reines, où les larmes se transforment en joyaux, où la rébellion est une fête sans fin. Et lorsqu’on sort de ses films, une vérité éclatante persiste : être queer, c’est danser au bord du précipice, jusqu’à ce que la lumière nous emporte.