Un bateau flotte sur une étendue bleue. Au loin seul quelques bouées ondulantes viennent rappeler l’existence d’un monde extérieur. Des soudains cris d’oiseaux mais surtout quelques notes de musiques en boucle viennent perforer la torpeur dans laquelle est plongée la scène. Un aileron grisâtre transperce les vagues et fonce vers la coque métallique. Quelques instants plus tard l’étendue bleue salée est devenue rouge sang. Les dents de la mer viennent de frapper à nouveau la paisible Amity Island.
La scène que je viens de vous décrire n’existe pas. Et pourtant votre l’esprit l’associe immédiatement au film Jaws de Steven Spielberg, sorti en 1975. Il existe des œuvres dont la simple évocation vient instantanément nous frapper avec quelques images précises, ou des sons marquants l’éternité. Ce troisième long-métrage du cinéaste américain le plus célèbre de l’histoire fait partie de ces œuvres qui ont inscrites au fer rouge des images dans notre esprit. Alors quand j’ai décidé de continuer la série « CQLC en 1975 », il était évident que je ne pouvais pas passer à côté des Dents de la Mer. Jaws est sans aucun doute le film le plus important de cette année 1975, premier blockbuster, le lancement de la carrière de Steven Spielberg et œuvre traumatisante qui va populariser l’aquaphobie. Alors ça coule de source, aujourd’hui cap sur Amity Island en plein été.
Comme d’habitude avant de parler du long-métrage en lui-même remettons un peu de contexte. Revenons donc quatre ans avant la sortie du premier blockbuster. Nous sommes en 1971 et un jeune reporter Peter Benchley se repose sur une plage. Alors qu’il observe l’horizon, l’idée de son premier roman va lui venir : et si un gigantesque requin venait troubler la tranquillité du lieu. Il se lance alors dans l’écriture de ce livre, qu’il termine en 1973. Et justement cette année-là toutes les maisons de productions américaines sont à la recherche d’un futur best-seller à adapté au cinéma. Deux producteurs ambitieux : David Brown et Richard Zanuck adorent immédiatement « Jaws », achètent les droits pour 250.000 dollars et vont donc confier la réalisation à un jeune réalisateur en vogue : Steven Spielberg. Seulement vingt-six ans au moment des faits il a pourtant déjà fait ses preuves avec Duel mais surtout Sugarland Express. En plus de cela le jeune cinéaste à su se montrer extrêmement inventif sur le tournage de son Duel, ce qui sera nécessaire vu la complexité du futur tournage des Dents de la Mer. Et justement il est temps de parler des problèmes qu’a rencontré la production du film.
Tout d’abord l’équipe cherche à dresser un grand requin blanc mais très vite l’opération tombe à l’eau. Une idée vient alors à Joe Alves, directeur artistique sur le film : construire un animatronique imitant un requin blanc et fixé sur une plateforme sous-marine. Alors que la création de cet immense effet spécial est en cours une équipe de plongeurs part en Australie pour filmer d’authentiques squales qui serviront pour donner de la matière au montage. L’objectif est donc d’avoir un mélange de vrais requins et de leurs cousins robotiques. Une idée audacieuse dont nous observerons le résultat ensuite. L’autre grand problème de la préproduction du film c’est bien évidemment le scénario, car oui n’en déplaise au dernier film de Claire Denis le scénario c’est important pour tourner un long-métrage (ni oubli ni pardon).
Ici c’est tout d’abord Peter Benchley, l’auteur du roman original qui va écrire les deux premières montures du script. Malheureusement Spielberg qui écrit également son propre jet de son côté ne va pas tomber d’accord avec le jeune auteur. Les principales raisons de divergences entre les deux sont légitimes : le cinéaste souhaite supprimer plusieurs intrigues secondaires qui peuvent alourdir le film tandis que l’écrivain ne veut pas faire trop de coupes dans l’histoire qu’il a créé, de peur qu’elle devienne simpliste. Benchley ne se sent pas comme un poisson dans l’eau et prend donc la porte : Jaws se retrouve donc sans scénariste. C’est alors qu’un grand dramaturge américain, Howard Sackler, propose son aide sur l’écriture du scénario. Mais décidément la loi de Murphy est présente sur le plateau et le scénario ne convient encore une fois pas à Spielberg, qui souhaite s’éloigner du littéraire pour créer une œuvre sensorielle et cinématographique. Finalement c’est l’un des acteurs du film, Carl Gottlieb, qui va reprendre le scénario en main. Tout est sauvé et le tournage va enfin pouvoir commencer.
*Attention spoiler* – Les problèmes en série ne s’arrêtent pas pour autant. Tout d’abord les dépassements de budgets et de jours de tournage vont se multiplier, certains acteurs principaux ne vont être choisis qu’a quelques jours du tournage tandis que d’autres menacent d’entrer en grève. Mais c’est surtout lors du tournage du dernier tiers que le cauchemar va recommencer. Pour faire simple Les Dents de la Mer se termine par un affrontement entre les personnages principaux et l’immense requin, un duel se déroulant au milieu de l’océan. Au lieu d’aller simplement tourner ses plans dans un bassin à Hollywood, Spielberg décide de ne pas écouter les conseils avisés d’Universal et de partir en pleine mer. Et si les conseils existent ce n’est jamais pour rien. Voici une liste non-exaustive des problèmes qui vont être des conséquences directes de cette décisions spielbergienne : la lumière changeante à chaque plans, le naufrage du bateau, des vagues détruisant le matériel technique, « Bruce » le robot-requin qui ne marche pas dans l’eau salée, des acteurs se blessant ou tombant à l’eau, l’obligation d’attendre parfois des heures que l’horizon se dégage et encore bien d’autres. Si le sujet vous intéresse je vous invite à aller écouter notre épisode de C’est quoi le ciné-mois consacré aux blockbusters d’été. Après tous ces ennuis Spielberg quitte le plateau à une journée de la fin du tournage, pour lui c’est la goutte d’eau qui fait déborder l’atlantique. Joe Alves termine donc de filmer Jaws et maintenant tout le monde, producteurs comme spectateurs attend le résultat.
Le cinéma est un art collectif. Bon ce n’est pas qu’une phrase bateau mais ici c’est véritablement ce qui va sauver Jaws. Le film a tout pour être une catastrophe économique et vu le tournage : un échec critique. Au lieu d’enterrer définitivement la carrière du jeune Spielberg il va la propulser au sommet. Parlons enfin du film et de comment de nombreux talents se sont unis pour éviter le naufrage. Tout d’abord la grande sauveuse du film, l’héroïne des Dents de la Mer c’est Verna Fields. Une légendaire monteuse hollywoodienne qui a notamment travaillée avec Fritz Lang, Anthony Mann, Peter Bogdanovich ou encore un certain Georges Lucas sur le superbe American Graffiti. Mais surtout elle a précédemment montée Sugardland Express, le second film de Steven Spielberg. Il lui fait donc bien évidemment confiance mais bien plus important encore : les producteurs également. C’est d’ailleurs pour cette unique raison que le tournage a pu continuer, alors qu’Universal souhaite limiter les dégâts et stopper toute la production, Verna Fields va s’opposer à cette décision en montrant des plans tournés en pleine mer. En plus de sauver une première fois le film elle réitère l’exploit en faisant des Dents de la Mer un chef d’œuvre de suspens. Depuis le téléfilm Duel on a tendance à comparer Spielberg a la légende Hitchcock, et cette comparaison flatteuse à pourtant fait peur au jeune cinéaste qui ne souhaitait pas rester enfermé dans le rôle de la « pâle copie » du maitre à suspens. C’est là que va se révéler tout le génie du réalisateur, qui va avoir un objectif ambitieux et pourtant presque prophétique : que l’élève dépasse le maitre.
Le montage précis de Verna Fields va parfaitement se coupler avec l’intelligence de mise en scène de Spielberg. En effet ce dernier face à un problème majeur, son requin ne peut être montrer à l’écran, va improviser et contourner ce léger détail. Si le spectateur ne peut plus voir le danger alors il faut lui faire ressentir. Le jeune Steven va utiliser tout un tas d’outils sensoriels pour montrer la menace. Les bouées flottantes qui coulent au pseudo-passage du monstre marin viennent remplacer la vue. L’énorme travail sonore, que ce soit la bande originale de John Williams ou les détails auditifs comme les frottements de Bruce contre le bateau ou les hurlements de ses victimes viennent constamment titiller notre ouïe. Les champs-contrechamps de Verna Fields où nos protagonistes fixent l’horizon bleu rappellent continuellement que le danger est imminant. De son côté, pour économiser son budget et contourner un problème technique Spielberg va, durant les scènes d’actions, utiliser un point de vue subjectif pour « montrer » le requin. Ce qui fait de Jaws est un chef d’œuvre de suspens, et sans doute le plus grand film de tension sous-marine, c’est son travail d’équipe. Et d’ailleurs l’impact des Dents de la Mer sur les films à suspens est tel qu’encore aujourd’hui il y a toutes sortes de longs-métrages qui utilisent cette technique de faire ressentir plutôt que de simplement montrer. Alien (1979), Predator (1987) ou encore bien plus récemment The Invisble Woman (2019). De nos jours les références à l’œuvre de Spielberg inondent le cinéma mondial.
Une fois de plus l’année 1975 a donc un impact sur le cinéma mondial. Cette fois-ci on s’éloigne pas mal de la contre-culture américaine et des midnight movies pour se rapprocher de la grande industrie hollywoodienne. Les Dents de la Mer est parfois considéré comme le « Premier Blockbuster » une appellation mensongère comme nous allons le voir. En effet ces films aux énormes budgets existent déjà depuis l’âge d’or d’Hollywood avec Autant en Emporte le Vent (1939) par exemple. Certains comme Ben–Hur (1959) réunissent tous les critères pour être qualifiés de blockbusters : budget titanesque, grandes stars, effets spéciaux impressionnants et campagne de promotion novatrice. Alors on se rend rapidement compte que beaucoup de films se réclament d’être le « premier blockbuster », même Le Parrain (1972) pourrait être considéré comme un nouveau « Premier Blockbuster » grâce à sa très grande distribution américaine. En effet avant les années 70 les films étaient diffusés en trois temps aux Etats-Unis (des grandes mégalopoles jusqu’au plus petites villes de campagnes), mais avec le long-métrage de Coppola tout change : Le Parrain est diffusé à la même date sur tout le territoire américain. Ce qui fait donc du Parrain un exemple parfait de blockbuster puisqu’il devient un « film événement ». Ce changement n’a pas que des aspects positifs puisqu’il réduit la durée de vie de l’œuvre (ce qui sera encore accentué sous Netflix) et surtout il diminue l’impact qu’ont les critiques de cinéma sur les entrées d’un film. De la même manière nous pourrions considérer Star Wars (1977) comme le premier blockbuster puisqu’il révolutionne la manière de créer des produits dérivés. Terminons cette parenthèse pour nous concentrer à nouveau sur Jaws : s’il n’est pas le premier blockbuster alors qu’est-ce qu’il est exactement ?
Au fait, Les Dents de la Mer est tout simplement le film qui transforme le blockbuster en un genre à part entière, qui a ses propres codes : campagne promotionnelle immense (Universal va créer de nombreux spots pour la télévision), têtes d’affiches, réalisateur en vogue mais aussi effets spéciaux novateurs. Ici il devient le film événement par excellence en inventant même l’idée de blockbuster d’été. Son impact sur le cinéma mondial est incalculable : le film a été cité a de nombreuses reprises et parfois même par Spielberg lui-même (dans 1941 notamment). Même sa musique a inspiré bien d’autres films, en seulement deux notes John Williams crée une mélodie mémorable mais surtout angoissante et oppressante. Une idée qu’un certain John Carpenter n’oubliera pas trois ans plus tard pour son Halloween et son thème principal en seulement quatre notes. Et surtout Jaws est l’œuvre qui lance véritablement la carrière du jeune Steven tout en compilant un grand nombre de thématiques chères au cinéaste : famille en crise, high-concept ou encore critique de l’autorité et de l’ordre. Les Dents de la Mer dépasse même le cadre de l’art en créant un grand nombre de cas d’aquaphobie (aujourd’hui encore) et malheureusement en légitimant l’abattage de nombreux squales depuis les années 70.
L’année 1975 nous a prouvé une fois de plus qu’elle est pleine de surprises, tout en étant importante pour le cinéma. En effet c’est depuis Jaws que les films marins ont autant le vent en poupe et que les blockbusters inondent nos salles obscures. C’est quoi le cinéma en 1975 ? Ce sont également des films événements, gigantesques paquebots cinématographiques, qui marquent et transforment profondément l’industrie du divertissement. On se donne rendez-vous très prochainement pour une nouvelle excursion en 1975.
Ne m’en voulait pas pour ces quelques jeux de mots s’il te plaît. Au fond ce n’est pas la mer à boire.
Les Dents de la mer, 2h 04min, thriller de Steven Spielberg avec Roy Scheider, Robert Shaw, Richard Dreyfuss
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