Critique | Pistol de Danny Boyle, créée par Craig Pearce | 6 épisodes | Par Louan Nivesse
Tout commence dans un théâtre vide, un sanctuaire déserté dont les rideaux encore tièdes semblent vibrer du souvenir d’un concert trop grand pour celui qui s’avance. Un garçon grimpe sur scène, regarde autour de lui, touche les micros comme s’il volait une prière, s’empare d’un objet que le monde lui a refusé. Il n’a pas encore de voix, il n’a pas encore de corps digne d’écoute, il n’a que la furtivité et la honte. C’est cette honte que Danny Boyle met en scène dès le premier plan : celle d’un enfant de la classe ouvrière, mu par le désir de prendre sa place non dans l’histoire mais dans l’image, d’habiter un espace de représentation dont il a été exclu par nature. Ce garçon, c’est Steve Jones, et tout dans la composition visuelle — grain de l’image, contre-plongée instable, contre-jour saturé — tend à faire de ce moment non pas une scène inaugurale mais une détonation silencieuse, un acte d’appropriation illégitime, où le vol devient le premier geste esthétique. Dès lors, le ton est donné : on ne suivra pas une ascension, mais une contamination, un processus de glissement où la rage informe cherche à se faire surface.
La trajectoire se construit non par progression mais par irradiation : ce qui compte n’est pas tant ce que ces figures deviennent que la manière dont elles modifient l’espace autour d’elles, altèrent les rapports de pouvoir à travers leur seule présence. Les corps, ici, ne sont pas psychologisés, ils sont encadrés dans leur tension, dans leur urgence à signifier. Dans les séquences de concert, par exemple, la caméra se fait organe nerveux, épouse la vitesse des gestes, coupe à travers la matière sonore, glisse entre les silhouettes moites, tangue au rythme d’un pogo où toute hiérarchie visuelle s’effondre. Le montage abandonne la lisibilité linéaire pour adopter une syntaxe sensorielle, fragmentée, syncopée, où chaque raccord produit moins un effet de sens qu’un choc tactile. L’image ne cherche pas à expliquer, elle expose, elle se tord sous la force de ce qu’elle capte. Le spectateur·ice n’est pas installé·e dans une posture d’identification, il ou elle est entraîné·e dans une turbulence.

Ce trouble formel n’est jamais gratuit. Il est l’indice d’un désaccord entre ce que l’image montre et ce qu’elle ne parvient pas à contenir. L’Angleterre des années 70, traversée de crises, de rancunes coloniales refoulées, de tensions de classe à vif, n’est pas ici une toile de fond mais une pression constante sur le cadre. Les rues sont tournées comme des couloirs d’asphyxie, les intérieurs comme des nasses. Chaque plan est construit pour que les personnages ne puissent s’y installer. Le hors-champ est pesant, habité par des forces sociales qui n’ont pas besoin d’être nommées pour se faire sentir. Ce qui est montré, c’est l’impossibilité d’exister dans la continuité, d’appartenir à un récit stable. Le punk, dans cette optique, devient moins un mouvement culturel qu’un symptôme esthétique, une insurrection formelle qui refuse les figures de la narration classique. Les personnages se déploient dans cette matière instable, jamais comme des entités closes mais comme des surfaces poreuses, altérées en permanence par les regards qu’on leur impose. Steve Jones n’est pas un héros, il est un point de fuite, un corps qui ne sait pas encore comment tenir dans l’image. Son mutisme apparent est un refus, presque physique, de se laisser capter. Sa voix off, étouffée, inarticulée par moments, agit moins comme un guide que comme un bégaiement du récit. Autour de lui, les autres figures explosent : Johnny Rotten, cadré dans des obliques brutales, jamais saisi de face, toujours en biais, fait de sa parole une attaque contre la symétrie même du cadre ; Sid Vicious, quant à lui, n’entre jamais vraiment dans le plan, il le déborde, l’abîme, s’y dissout comme un corps toxique. Les scènes où il apparaît sont marquées par une lenteur pâteuse, comme ralenties par l’héroïne qu’il incarne plus qu’il ne la consomme. Nancy, à ses côtés, devient l’écho inversé d’un même besoin de brûler le langage avant qu’il ne les enferme.
C’est dans le traitement des figures féminines que la mise en scène opère ses gestes les plus radicaux. Jordan, dès sa première apparition, traverse l’écran comme une déflagration. La caméra ne la suit pas, elle la reçoit de plein fouet. Le plan ne cherche pas à cadrer son étrangeté, il en subit la loi. Ce n’est plus un regard qui regarde, c’est une image qui subit l’irruption d’un corps qui refuse toute décence. Chrissie Hynde, elle, est filmée dans un tempo différent. Non pas dans l’émeute, mais dans la tension : tension de l’apprentissage, de la constance, de l’effort non spectaculaire. Les scènes où elle répète, où elle s’épuise à se faire une place, déplacent l’attention vers une autre forme de radicalité — moins visible, plus lente, mais tout aussi corrosive. Vivienne Westwood, enfin, est saisie comme une pensée en acte. Elle parle peu, mais chaque costume, chaque regard, chaque silence est une déclaration. Le cadre la maintient souvent dans des zones marginales, mais son impact est tectonique. La musique ne vient pas illustrer ce qui se joue à l’image, elle y insuffle une agitation permanente. Chaque séquence musicale fonctionne comme un déséquilibre imposé au montage, comme une contamination. Les morceaux ne ponctuent pas, ils creusent. Ils désarticulent le rythme narratif pour imposer des syncopes, des ruptures de ton, des montées incontrôlées. Ce qui s’infiltre dans l’image à travers ces morceaux, ce n’est pas une nostalgie du punk, mais son inadéquation fondamentale avec toute forme de linéarité.
L’ensemble forme une composition vibrante, traversée de tensions non résolues, où le regard du cinéaste n’impose pas une interprétation mais expose une impossibilité : celle de raconter sans figer, celle de restituer sans trahir. La figure de Malcolm McLaren incarne cette ambiguïté : stratège manipulateur, esthète cynique, créateur d’un monstre qu’il ne maîtrise plus, il est cadré dans des perspectives faussées, comme dans une spirale, constamment reconfiguré par les discours des autres. Il devient la mise en abyme du geste de création lui-même, à la fois producteur de chaos et produit du spectacle qu’il orchestre. À travers lui, c’est toute la question de la fabrique des images qui revient, comme une lancinante question morale : qui cadre ? Qui décide ce que l’on montre ? Qui transforme l’insolence en icône ? À la fin, ce qui reste, ce ne sont pas des personnages mais des présences, des fantômes sonores, des cris dispersés, des gestes inachevés. L’image a tenté de les contenir, de les rejouer, de les organiser. Pourtant, quelque chose déborde, subsiste, résiste. Ce quelque chose, c’est l’irréductibilité d’un moment où des corps ont refusé de se laisser décrire. Ce qui traverse encore l’écran, ce n’est pas la légende des Sex Pistols, c’est l’impossibilité même de leur reconstitution. Dans cette tentative d’approche avortée, se joue peut-être le plus juste hommage : celui qui reconnaît que toute révolte, une fois captée, s’altère. Et que c’est précisément ce résidu, ce tremblement, ce manque, qui fait que le punk n’a jamais été une époque, mais une tension.
| Sorti le 6 juillet 2022.
