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Que la bête meure | Déplacer la faute

Critique | Que la bête meure de Claude Chabrol | 1h50 | Par Louan Nivesse

Aucune vengeance ne commence avec un cri. Ce qui la précède s’éprouve dans ce tremblement à peine perceptible du visible, ce moment où quelque chose s’est retiré du monde sans que personne ne sache encore exactement quoi, si ce n’est qu’il devient désormais impossible de marcher droit, de penser clair, de respirer sans résistance. Dans Que la bête meure, Claude Chabrol capte ce point de bascule avec une rigueur sourde, en installant dès les premières secondes une logique du retrait : sur une plage pâle de Bretagne, un enfant court hors champ, la mer s’ouvre devant lui, le vent soulève à peine les grains du sable ; un bruit de moteur surgit, une ellipse visuelle s’impose, et le corps disparaît sans jamais avoir été montré. L’image ne capture pas l’instant de l’accident, elle ne le dramatise pas, elle ne cherche pas non plus à provoquer une émotion immédiate : elle inscrit simplement, presque cliniquement, une faille dans l’équilibre du monde, une absence qui va contaminer toute la mise en scène, non pas comme une tension localisée, mais comme une respiration altérée. Le père, Charles Thénier (Michel Duchaussoy), reste figé, incapable de réagir. La caméra le filme à distance, sans chercher l’émotion ni l’identification. Tout semble déjà déplacé. Les corps, les objets, les regards ne tiennent plus ensemble. L’image elle-même paraît atteinte, comme si la perte avait eu lieu aussi là, dans le cadre.

Ce qui s’ouvre ensuite n’est pas une enquête, ni même une quête, encore moins un itinéraire psychologique : il s’agit plutôt d’une dérive, lente, impassible, obstinée, presque douce dans son rythme, qui laisse le deuil se réorganiser en programme narratif, comme si, pour survivre à ce qui ne peut être réparé, il fallait s’inventer une logique, trouver des lignes, des causes, des liens, même fragiles, même improbables. La mise en scène épouse cette structure incertaine, en refusant de hiérarchiser les éléments, en filmant les rencontres, les lieux, les dialogues, comme des occurrences possibles plutôt que comme des jalons nécessaires. La lumière reste stable, plate, légèrement laiteuse, sans direction apparente ; les cadres s’installent dans une frontalité discrète, sans mouvements brusques ni ruptures de focale ; les plans durent un peu plus que nécessaire, juste assez pour que le regard se perde, pour que les dialogues s’enlisent, pour que le rythme général bascule dans un état de suspension. À mesure que Charles se met à suivre une actrice de télévision, Hélène Lanson (Caroline Cellier), identifiée par hasard comme la passagère du véhicule au moment de l’accident, le film ne resserre pas son intrigue, il la dissout au contraire dans une matière plus molle, plus instable, faite de rendez-vous muets, de silences mal placés, de gestes qui ne savent pas exactement quoi faire d’eux-mêmes.

Face-à-face tendu entre Charles Thénier et Paul Decourt.
© Les Films La Boétie / StudioCanal – Tous droits réservés.

Le travail de la caméra, toujours tenu, presque impersonnel, capte cette désorientation sans jamais la signaler. Lors des séquences entre Charles et Hélène, dans les intérieurs parisiens, dans les restaurants, dans les appartements bien meublés, les corps sont maintenus à distance, souvent filmés en plan moyen ou large, rarement rapprochés, jamais enveloppés par la lumière, comme si leur tentative d’intimité n’avait pas encore de lieu, comme si l’image elle-même refusait leur rapprochement. La scène du repas chez Paul Decourt (Jean Yanne), lorsque Charles s’infiltre dans cette maison provinciale pour confronter celui qu’il suppose être le meurtrier, constitue une inflexion décisive dans la grammaire visuelle : la mise en scène, sans changer de style, adopte une autre temporalité, plus compacte, plus vibrante, et commence à circuler dans l’espace comme une pensée inquiète, souple, presque animale. Le salon, filmé d’abord dans une frontalité théâtrale, devient progressivement un espace de résonance psychique, où chaque entrée, chaque sortie, chaque silence entre les phrases construit une tension sans point de fuite. Le long travelling, qui accompagne l’arrivée de Paul à table, laisse la parole glisser sans s’y arrêter, comme si le discours comptait moins pour ce qu’il dit que pour le pouvoir qu’il exerce.

Jean Yanne compose ici un Paul d’une crudité fascinante, non pas par excès de méchanceté ou de brutalité, mais par la régularité avec laquelle il fait déborder le cadre, par cette manière qu’il a de ne jamais regarder vraiment les autres, de parler toujours un peu trop fort, de mâcher trop lentement, de faire résonner les couverts comme des armes contondantes. La caméra ne le traite pas différemment des autres personnages, elle l’inclut dans l’économie collective du plan, elle ne le magnifie pas, elle ne l’isole pas, elle laisse simplement son corps troubler la composition, faire vaciller l’équilibre interne de l’image. Tout se joue là : dans le refus de dramatiser le conflit, dans cette volonté de montrer la violence sans jamais la désigner, dans cette manière de laisser les rapports de force contaminer l’espace lui-même. La violence s’infiltre dans la circulation du regard.

Paul Decourt impose son autorité lors d’un dîner familial.
© Les Films La Boétie / StudioCanal – Tous droits réservés.

Plus tard, sur le bateau, au large d’une côte sans contours, alors que Charles propose à Paul une promenade en mer pour le confronter ou peut-être le laisser se noyer, Chabrol opère un nouveau glissement, encore plus doux, encore plus flou, comme si le monde tout entier était devenu liquide, sans lignes, sans solidité. Le cadre s’élargit, la mer recouvre tout le second plan, le ciel se fond dans l’eau, les visages sont filmés sans dramatisation, dans une lumière diffuse qui ne laisse apparaître aucune aspérité. Le temps semble suspendu, non pas arrêté, mais étiré à son maximum. La caméra tangue légèrement avec le bateau, les mots deviennent lents, les gestes ne savent plus s’ils sont des menaces ou des invitations. Aucun surcadrage ne vient désigner le danger, aucun effet de montage ne précipite la scène : le suspense repose intégralement sur le maintien d’une égalité fragile entre les corps, sur l’hésitation continue du regard. C’est un espace d’érosion.

Claude Chabrol construit un espace de regard qui ne vise ni à imposer un style ni à guider la perception mais à maintenir, à l’intérieur même de chaque plan, une forme d’ouverture latente où rien n’est jamais tout à fait fixé. Les coupes s’inscrivent dans une temporalité qui semble toujours légèrement trop étirée, comme si la scène cherchait à se maintenir au bord de son propre effacement. Les gestes, eux, ne s’accomplissent pas comme des signes mais comme des hésitations, des tentatives de présence dans un cadre qui ne les oriente pas. La mise en scène, en évitant toute emphase formelle, ne trace pas une ligne mais creuse un espace de suspension, où la lisibilité du drame se dissout dans l’épaisseur du présent. Il ne s’agit pas d’élégance ni de brutalité, ni d’un entre-deux, ni d’un équilibre : il s’agit d’une autre manière d’occuper le champ, de faire exister les corps sans les forcer à signifier. Cette manière de faire ne délivre pas de message et ne construit pas une théorie. Elle organise une expérience perceptive, une traversée sans repères évidents, dans un monde où le mal ne possède plus de visage central, où la justice ne repose sur aucun emblème, et où la beauté ne se laisse plus saisir dans la composition mais dans la tenue incertaine d’un cadre qui contient moins qu’il ne laisse passer, moins qu’il ne tolère.

| Au cinéma le 9 juillet 2025 (ressortie)