Rétrospective | Creepy de Kiyoshi Kurosawa | 2h10 | Par Louan Nivesse
Il pleut au début de Creepy. Il pleut à la fin aussi. Il pleut doucement, sans menace ni répit, une pluie silencieuse qui ne signifie rien et qui semble seulement durer pour accompagner le passage du temps. Ce qui se déploie sous cette pluie n’est pas une intrigue au sens traditionnel, mais une topographie de l’érosion. Un couple s’installe dans une maison. Le voisin intrigue. Une enquête s’esquisse autour d’une disparition ancienne et une menace s’installe. Mais rien ici ne cherche à construire un mystère à résoudre. Ces éléments ne déclenchent pas l’action, ils produisent un trouble diffus, persistant, sans début clair ni résolution. Ce qui inquiète ne vient pas tant de ce qui arrive que de la manière dont cela se prolonge, glisse ou stagne. Tout semble retenu, comme si Creepy refuse l’événement, lui préférant une lente imprégnation. Loin de s’inscrire dans un régime de l’effraction ou de la transgression, l’horreur ici s’installe par sédimentation, par un effet de givre, elle envahit non pas par rupture mais par résonance, comme un son aigu qu’on finit par ne plus entendre, mais qui altère pourtant tout l’espace autour de lui. L’effroi n’est pas celui de la peur immédiate, il est celui de l’habitude, de la lente acceptation de l’inacceptable, de l’effacement progressif de la capacité à dire non. Ce que filme Kurosawa n’est pas un monde envahi par le mal : c’est un monde où l’idée même de résistance a disparu. Le cœur de Creepy, c’est cette fatigue du non, ce renoncement tranquille au discernement, à la vigilance, à la confrontation, cette dissolution douce de toute subjectivité dans le silence d’un quotidien fonctionnel.
Rien dans les premiers instants ne laisse présager d’un drame. Un homme et une femme, Takakura (Hidetoshi Nishijima) et Yasuko (Yuko Takeuchi), emménagent dans un quartier calme avec leur chien. Il est un ancien policier devenu enseignant en criminologie et elle est femme au foyer, sans enfant. Ils s’installent, visitent les voisins, rencontrent un homme étrange, Monsieur Nishino (Teruyuki Kagawa), dont l’apparence n’a rien d’inquiétant mais dont les gestes, le ton de voix, les silences, produisent un malaise immédiat. Ce malaise ne vient pas d’un excès ou d’une menace, ni même d’une bizarrerie spectaculaire ; il vient d’un léger décalage dans le rythme, d’une infime dissonance dans la manière d’être là. Nishino sourit trop longtemps, parle trop bas, se déplace comme s’il apprenait à marcher. Il est là sans y être. Il habite l’espace comme une erreur de synchronisation. Ce n’est pas un fou furieux ni un tueur qui dissimule sa nature derrière un masque. C’est une figure neutre, apparemment inoffensive, parfaitement intégrée dans le paysage d’un quartier qui ne demande à personne d’être aimable, seulement de rester discret. Il s’insère dans cet espace comme une brique légèrement voilée dans un mur blanc. Tout le monde le remarque, personne ne dit rien. Il ne s’agit pas ici de dénoncer un déni collectif ou une lâcheté morale mais de pointer un état de dévitalisation générale du lien social : dans ce monde, on ne se parle plus. On n’écoute plus. On regarde peu. Les gestes sont régis par le protocole, par les conventions, mais n’impliquent plus aucun attachement, aucune chaleur ni de mémoire. Le quartier n’est pas un espace communautaire, c’est une juxtaposition de foyers clos, où chacun vit avec ses stores tirés, son linge propre, ses salutations automatiques. Ce n’est pas un lieu habité mais une cartographie de l’évitement.

La maison de Takakura et Yasuko est emblématique de cette logique d’exposition sans présence. Grande et fonctionnelle, baignée de lumière par de larges baies vitrées, aménagée avec soin dans un style épuré, elle donne l’impression d’un lieu pensé pour être habitée et montrée mais jamais vraiment vécu. Elle ressemble à une modélisation architecturale, à une image de catalogue. Rien n’y déborde. Tout y est propre, lisse et silencieux. Yasuko y tourne, y répète ses gestes, y déambule sans but. Elle y cuisine pour un mari absent et y caresse un chien qui ne jappe plus et qui tente vainement de nouer un dialogue avec des voisins qui refusent d’ouvrir leur porte. Elle y meurt à petit feu, dans une lente extinction dépourvue de drame, de pathos ou de cri. Kurosawa filme cette lente extinction comme un effacement de la matière humaine. Elle ne subit ni malédiction ni emprise directe mais s’abandonne peu à peu à un état de retrait, une forme d’anesthésie intérieure où le désintérêt des autres, l’ennui des jours et l’absence de langage finissent par remplacer toute volonté. Son voisin devient peu à peu l’unique interlocuteur possible. Non parce qu’il l’attire, mais parce qu’il est là, tout simplement.
Dans un monde où les liens se sont dissous, où la parole circule peu et ne rencontre plus de véritable réponse, le simple fait de s’adresser à quelqu’un peut prendre une valeur disproportionnée. Là où le silence est la norme, toute parole devient un événement, non pas parce qu’elle est signifiante, mais parce qu’elle rompt l’indifférence ambiante. Dans cet espace déserté par la confrontation, aucune résistance ne se manifeste face à ce qui vient de l’extérieur. L’intrusion ne rencontre pas d’obstacle, pas parce qu’elle est irrésistible, mais parce que plus rien ne lui fait face. Ce qui s’installe alors ne relève ni du pouvoir ni de la fascination, mais d’une occupation passive, rendue possible par le retrait généralisé de l’attention à l’autre. Ce que l’on nomme ici “mal” ne séduit pas, ne sévit pas, il comble. Il remplit le vide laissé par l’effondrement du lien, là précisément où une altérité aurait pu être reconnue, nommée, accueillie. Il ne s’impose pas, il prend place.
La mise en scène suit le lent affaissement de ce monde avec une rigueur presque clinique. Les plans sont tenus, souvent fixes et frontaux, cadrant les corps sans jamais chercher à les suivre ni à leur conférer une charge expressive. Rien ici ne semble guidé par une quête de beauté plastique ou de tension dramatique. La caméra cerne les personnages comme on observe un phénomène à distance, sans chercher à l’éclaircir ni à l’interpréter. Elle ne les accompagne pas, ne les entoure pas d’un regard empathique. Elle les encadre, les fige, les expose à la lumière froide d’un regard sans intention. Ce retrait formel crée une respiration lente, une torpeur visuelle qui n’est ni contemplation ni esthétisation, mais plutôt une manière de laisser advenir un état, une texture. Kurosawa ne cherche pas à provoquer la peur, encore moins à installer l’empathie. Il construit une durée dans laquelle le spectateur est sommé d’entrer, faute d’alternative. La bande-son se tient dans un retrait semblable : pas de musique pour orienter les émotions, aucun contrepoint sonore qui viendrait ouvrir une échappée. Le silence n’est ni celui du recueillement ni celui du suspense. Il est celui d’un monde désaffecté, dans lequel les affects ne trouvent plus où se loger. L’angoisse ne se construit pas scène après scène, elle est déjà là, tapie dans l’agencement même des lieux, dans la manière dont l’espace social s’est effondré. Le voisin étrange, figure centrale, ne fait que révéler ce qui était déjà en place. Il ne dérange pas un ordre établi. Il habite une faille.

À mesure que l’enquête de Takakura avance, que les indices se précisent et que les preuves s’organisent, le mystère semble se dissiper sans jamais déboucher sur une véritable révélation, car rien ne s’éclaire vraiment, aucune catharsis ne se produit, comme si l’accumulation d’informations ne faisait que reconduire l’opacité initiale, vidée cette fois de son pouvoir de fascination. Seulement un approfondissement de l’évidence : tout cela n’est pas une exception. C’est une forme d’organisation du monde. Les disparitions, les silences, les effacements, ne relèvent pas d’un dysfonctionnement mais sont intégrés au fonctionnement même de la vie sociale. Le tueur, lorsqu’il est enfin démasqué, ne se transforme pas en une figure démoniaque mais reste l’homme qu’il a toujours été, démuni de passion et de qualités, sans véritables troubles apparents. Il agit selon une logique froide et administrative, non par sadisme mais pour conditionner, neutraliser et conserver. La pièce secrète où sont enfermées les victimes n’a rien d’un antre maudit, c’est une pièce propre et sans débordement où les traces de violence sont inexistantes. Les corps sont là, enveloppés, silencieux, soumis. La fameuse drogue qui supprime la volonté n’a pas besoin d’être vraisemblable. Elle est l’image chimiquement pure d’un monde où l’individu est déjà disposé à l’obéissance, déjà prêt à renoncer, déjà désaffecté. Ce qui terrifie n’est pas l’injection elle-même mais tout ce qui l’a rendue possible — l’isolement, le consentement passif, la fatigue du lien — car ici le mal ne surgit pas comme une anomalie, il prend la forme d’un protocole, d’un traitement ordinaire où l’humain administre l’humain comme une matière à gérer.
Creepy ne cherche pas à entretenir le suspense ou à relancer l’action, il dissèque les conditions mêmes d’un effondrement silencieux, interrogeant en creux ce qui, dans l’organisation du quotidien, rend possible l’emprise. Il ne s’agit pas d’un récit à rebondissements, mais d’une topologie de l’extinction lente. Ce n’est pas une histoire de monstre, c’est une étude sur la manière dont la société fabrique les conditions d’une acceptation générale de l’insupportable. Le couple central ne se désagrège pas sous l’effet d’une manipulation extérieure. Il était déjà fissuré, vidé de son élan vital, maintenu par une mécanique routinière. La police ne protège plus, elle a même cessé de se poser la question. Le monde, figé dans son confort silencieux, s’achève sans bruit — non dans le fracas d’un effondrement, mais dans la perfection glacée de son accomplissement.
| Au cinéma le 14 juin 2017
