Critique | Sinners de Ryan Coogler | 2h17 | Par Louan Nivesse
Dans le Sud, tout commence par une lenteur qui n’est pas une hésitation mais une manière de prendre le temps de regarder. Ce que Ryan Coogler propose ici, ce n’est pas tant un décor historique qu’un espace saturé de mémoire, un paysage où la lumière pèse sur les épaules, où l’air est épais comme du sucre et où chaque trajet entre deux maisons, deux regards, deux gestes, semble hanté par quelque chose qui dépasse les vivants. Il ne filme pas l’Amérique ségrégationniste comme une reconstitution, il ne plaque pas une esthétique muséale sur des figures tragiques, il compose plutôt un territoire sensoriel, fait de textures, de matières, de lumières obliques et de sons étouffés. Les plans s’allongent, les scènes respirent, les personnages existent d’abord par leur présence dans l’espace, par leur manière de se déplacer dans des lieux abîmés mais encore habités. On sent une caméra qui cherche moins à raconter qu’à habiter, qui s’approche, qui contourne, qui s’attarde sans jamais sursignifier. L’installation du club, la réouverture de la vieille scierie, les retrouvailles entre les frères et leur entourage, tout cela est montré dans une durée qui tient plus de la liturgie que de la narration au sens classique. Ce qu’on voit, c’est un monde qui se remet en mouvement, fragilement, avec les moyens du bord dans un entre-deux précaire où la fête est toujours menacée.
Ce qui frappe, c’est la manière dont tout est mis en place sans chercher à créer immédiatement du suspense. On pourrait croire à une lente exposition, mais il s’agit plutôt d’une montée en tension souterraine, presque imperceptible, comme si le film s’organisait autour d’un seuil à ne pas franchir trop vite. La musique joue un rôle central dans cette attente. Pas seulement parce qu’elle structure les scènes ou qu’elle accompagne les personnages, mais parce qu’elle est montrée comme quelque chose d’organique, presque dangereux, une force qui déborde. Lorsqu’un morceau est joué, la caméra cesse de circuler pour se fixer sur les corps, sur la sueur qui perle, sur les yeux qui se ferment. On comprend que le blues n’est pas une simple ambiance posée sur l’époque mais une manière de se relier au monde, de survivre dans un espace qui ne laisse aucune place. La scène où Sammie joue pour la première fois dans le club vide est un point de bascule discret mais décisif. Il n’y a personne pour l’écouter, aucun effet appuyé pour souligner l’intensité du moment, juste un plan tenu, une lumière qui vacille, et le son d’un instrument qui transforme l’air.

Quand la nuit tombe vraiment, le basculement est d’abord atmosphérique. L’image change de texture, les sons se resserrent, les visages se figent. Trois hommes apparaissent au seuil du club, ils demandent à entrer, ils ne font rien de particulier mais leur présence altère immédiatement l’espace. Coogler ne joue pas la surprise, il ne cherche pas à introduire une rupture de genre spectaculaire, il laisse plutôt les éléments glisser les uns dans les autres, comme si l’horreur, déjà là, s’ancrait simplement un peu plus profondément. La suite n’a rien d’un climax. C’est une lente contamination. Les plans se rapprochent, les focales s’aplatissent, les mouvements deviennent nerveux sans être frénétiques. La fête tourne au cauchemar, mais sans explosion. On assiste à une sorte de noyade collective, un enfoncement progressif dans une forme de perte, où la musique devient déréglée, les gestes saccadés, les voix décalées. C’est moins une scène de massacre qu’un effondrement. Ce qui s’éteint, ce n’est pas seulement une soirée, c’est une possibilité, une zone de sécurité, un lieu que les corps avaient tenté de construire à l’écart.
Il y a pourtant, au cœur de cette spirale, une séquence qui suspend tout. Sammie, au milieu du chaos, rejoue. Ce n’est pas une résistance héroïque, ce n’est pas un sursaut, c’est un geste qui semble surgir malgré lui. Le décor s’ouvre, les ombres s’accumulent autour de lui, et peu à peu les figures du passé s’invitent. Pas comme des fantômes menaçants mais comme des présences anonymes, dansantes, regardantes. L’espace change. On ne sait plus exactement dans quelle époque on se trouve, la scène devient transversale, une sorte de capsule temporelle où les survivances se manifestent sans effet de manche. La caméra tourne lentement, les visages apparaissent, se fondent, disparaissent. Ce moment-là, qui dure à peine deux minutes, contient plus de force politique et émotionnelle que bien des discours. Il dit quelque chose d’essentiel sur la mémoire, sur ce qu’elle fait aux corps, sur ce qu’elle transporte malgré nous. Il n’y a pas de commentaire, pas d’explication, juste une épaisseur de temps, une sensation que ce qui a été continue de vibrer dans ce qui est.
Après cela, tout semble retomber. La fin peine à retrouver un souffle équivalent, les enjeux se figent, les pistes ouvertes s’effacent trop vite. On sent une forme de précipitation, un besoin de conclure, de redonner des contours nets à quelque chose qui avait justement trouvé sa puissance dans l’indécision. Les figures s’éloignent, la tension se dissout, la caméra reprend des habitudes plus classiques, comme si l’ensemble n’assume pas jusqu’au bout le trouble qu’il avait su créer. Ce n’est pas que l’ensemble s’effondre, c’est plutôt qu’il se referme, là où il aurait pu rester ouvert. Malgré cela, une chose demeure : la sensation d’avoir assisté à quelque chose de rare, non pas dans son sujet ou dans ses références, mais dans sa manière de faire exister une matière, de rendre visible une densité invisible. Il y a des maladresses, des passages trop appuyés, des décisions qui affaiblissent au lieu de renforcer. Mais il y a aussi une énergie qui ne triche pas, une tentative de déborder les cadres, de faire surgir quelque chose qui résiste à l’appropriation. Ce qui persiste, ce n’est pas un message, ni même une idée forte. C’est une vibration, quelque chose qui travaille encore quand l’image s’est éteinte. Comme une note tenue trop longtemps, qu’on aurait voulu relâcher mais qui continue de résonner, seule, dans la pièce vide.
| Au cinéma le 16 avril 2025
