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Les Contes de Kokkola, une trilogie finlandaise | Trois gestes contre l’oubli

Après beaucoup de fatigue, Mattila s’abrite dans un bar, mouillé, fatigué, flanqué de sa chienne. Il ne demande rien. Il est filmé comme une figure de passage, et ce sont les autres — des anonymes, aussi usés que lui — qui organisent une collecte. Quelques pièces, une alliance. Pas de commentaire. Le plan dure, le son est recomposé avec un léger décalage, les visages sont cadrés frontalement. Tout se joue dans le non-dit. La caméra filme la solidarité comme un réflexe, pas comme une posture. Il laisse le spectateur face à cette évidence : le lien social n’est pas une donnée, c’est une construction fragile, souvent invisible, que seule l’image peut préserver. À l’heure où les politiques de logement en Europe multiplient les expulsions administratives sous couvert de régulation ou de réhabilitation — à Marseille, à Berlin, à Helsinki —, cette scène devient une archive silencieuse de ces corps que le capitalisme délogé efface doucement de ses cartes.

© Le Pacte – 2025

Le deuxième film, Bouilleurs de cru clandestins (2017), opère un déplacement de ton. C’est une comédie burlesque, presque muette, un faux remake du premier film de fiction finlandais, Salaviinanpolttajat (1907), dont il ne reste aucun fragment. Kuosmanen y imagine les mésaventures de deux personnages — une sœur (jouée par Jaana Paananen) et son frère — qui héritent d’une cabane et décident d’y distiller de l’alcool illégalement avec l’aide d’un cochon. Le rythme s’accélère, les corps glissent, tombent, courent dans la neige. Le cinéma devient jeu. Mais là encore, le cadre reste minimal : plans fixes, champs contrechamps rudimentaires, bruitages ajoutés, décors pauvres. Le comique naît du décalage entre le sérieux des actions (échapper à la police, cacher l’alambic) et la pauvreté des moyens. Rien n’est surjoué, tout est légèrement décalé. La course-poursuite finale, filmée en plan large à travers la forêt enneigée, laisse le temps aux erreurs, aux hésitations. L’image refuse le spectaculaire. Elle célèbre l’imparfait, le ralentissement, le rythme des corps non entraînés. Ce deuxième segment, sous ses dehors comiques, reste profondément politique : il montre une tentative de subsistance dans un monde qui criminalise tout ce qui échappe à la norme. Les deux personnages ne veulent pas fuir la société, ils cherchent juste à y subsister autrement. Le réalisateur les suit sans jugement. Le montage laisse respirer chaque action. L’humour n’est jamais moquerie. Il est outil, mode de survie face à la répression douce du libéralisme rural, celle qui homogénéise les activités, les espaces, les corps.

Le dernier film, Une planète fort lointaine (2023), est le plus récent, mais aussi le plus ample, le plus mélancolique, le plus libre. On y retrouve Jaana Paananen, dans un tout autre registre. Elle incarne Marlanda, gardienne de phare. Un métier obsolète puisque le GPS a rendu la signalisation maritime inutile. Elle vit avec son frère, dans un isolement presque total, que le cadre vient souligner à chaque instant : intérieurs sombres, plans larges sur la mer vide, absence de dialogue – encore. Tout repose sur les gestes, les regards, les silences. Lorsque son frère meurt, puis que son chien disparaît, Marlanda se retrouve seule. Elle continue à faire fonctionner le phare comme par fidélité à une fonction disparue. Puis elle décide de construire une fusée, pour rejoindre les siens sur une autre planète. Ce geste pourrait sembler absurde. Il est filmé avec un sérieux bouleversant. La fusée est faite de tissu, de bois, d’objets de récupération. Les effets spéciaux sont visibles, volontairement archaïques. Mais la mise en scène ne cherche pas à jouer la carte du kitsch. Au contraire, tout est cadré avec soin. Les plans, souvent symétriques, rappellent les expérimentations de Méliès. Kuosmanen retrouve ici un cinéma de l’enfance, de la croyance, sans jamais tomber dans l’affectation. Il y a dans cette troisième partie quelque chose d’une utopie désespérée. Ce n’est plus le burlesque qui résiste, mais l’imaginaire. Marlanda ne s’évade pas, elle reconstruit une mythologie. Elle oppose à la perte du sens une cosmologie bricolée, fragile, mais sincère. La mise en scène traduit cette tension : chaque plan semble chercher une issue, un espace, une respiration. Le film s’éloigne progressivement du réel, mais pour mieux revenir à lui, en le transformant. Le plan final, où la fusée décolle dans un ciel peint, à travers des décors de carton, n’est pas un effet. C’est un manifeste : le cinéma n’a pas besoin de budget, il a besoin de foi dans ses images.