En 1987, Chet Baker, jazzman de légende, accepta de se faire filmer pendant une petite semaine par le photographe et réalisateur Bruce Weber. Let’s Get Lost, le fruit de cette rencontre, est un film aux aspects didactiques qui ambitionne d’investiguer de manière exhaustive la vie et l’œuvre du musicien. Il ne faut rien oublier : revenir sur ses trente-cinq ans de carrière, en extraire les moments marquants, dévoiler ses obsessions maladives. Un projet totalisant, définitif, qui exhume de manière presque chronologique les archives photos et vidéos et qui donne la parole, face caméra ou en voix off, aux proches de l’artiste, s’enorgueillissant d’une anecdote, d’une histoire marquante. Ainsi, dans ses moments les moins inspirés, le film déçoit par son académisme. Par son formatage, il évoque les documentaires télévisuels dont l’intérêt réside strictement dans la quantité d’informations transmises au spectateur.
Heureusement, le film s’appuie perpétuellement sur la musique de Baker. Illustre trompettiste, figure majeure du cool jazz dont le style dépouillé rompt avec la polyrythmie du bebop, il innerve de ses mélodies lancinantes, mélancoliques et plaintives l’ensemble du film. Celles-ci se superposent à la parole, la prolongent, la creusent. Par sa résonance, elles démultiplient les sens et accentuent les sous-textes. Cette omniprésence de la musique contribue certes à immerger le spectateur dans l’univers du musicien, mais elle permet surtout de l’envelopper dans l’ambiance feutrée d’un club de jazz. Parallèlement, de nombreux enregistrements live émaillent le métrage. La musique n’est pas seulement enregistrée, elle se joue. Elle est vivante, au contraire de Baker qui, lui, semble mort. Filmé quasiment exclusivement affalé, voire allongé, il apparaît comme fatigué.
Accentuant son aspect de mort-vivant, Weber recourt régulièrement aux gros plans sur le visage décharné et émacié de Baker. Le noir et blanc laboure ce faciès et s’immisce dans les interstices béants tracés par ses rides pour en faire ressortir sa monstruosité. La faute aux excès d’alcool et de drogues, à cinquante-sept ans, Baker en paraît quatre-vingts. Une laideur d’autant plus percutante qu’à ses débuts, il était un véritable sex-symbol.
C’est donc à une légende que nous avons affaire. Une véritable icône adorée et plébiscitée. Pourtant, Weber expose la solitude de Baker. Malgré sa présence dans les mondanités, il se retrouve souvent isolé dans le cadre, comme s’il était ignoré. Reclus sur lui-même, il intéresse à peine son auditoire lorsqu’il monte sur les planches. Cette mise en scène, couplée aux multiples interventions de ses anciennes compagnes, dévoile le portrait d’un homme médiocre. Un menteur qui bat sa femme et qui se cache en Europe quand son fils est grièvement blessé. Une image pathétique, loin du mythe que Baker s’efforce de remobiliser lors de ses interventions. Seul, face caméra, il enjolive et tente d’affermir son héritage en créant, par sa parole, sa propre historiographie.
Déjà à l’œuvre dans le récent Furiosa : Une saga Mad Max, le devenir légendaire d’un individu nécessite certes un agrégat de commentaires et de témoignages extérieurs, mais surtout la participation active de la personne concernée. Baker le sait et ne cesse de vouloir s’accaparer le film de l’intérieur, créant de fait une friction avec le dispositif désacralisant de Weber. Ce mouvement dialectique reste la plus belle qualité de ce documentaire.
Let’s get lost de Bruce Weber, 2h00, avec Chet Baker – Reprise en salle le 19 juin 2024