Gabriel, jeune homme afro-américain, marche le long d’une route. Il est le « Bushman » du titre, l’homme des brousses, ayant fuit la guerre civile au Nigéria pour le soleil californien. Il marche, encore et encore, d’une situation à l’autre, sans que l’on ne sache jamais si celle-ci est scénarisée, improvisée, documentaire ou fictionnelle. Son voyage à travers les paysages états-uniens, souvent abandonnés, déserts ou détruits, révèlent le climat ambiant du pays. Les violences raciales de la fin des années 1960 embrassent les décors tandis que les assassinats politiques, notamment celui de Martin Luther King, renforcent le contexte anxiogène de la traversée du protagoniste. Une tension qui s’accentue jusqu’à la grande séquence du film : un moment où le rôle de Gabriel, et son interprète, Paul Eyam Nzie Okpokam, fusionnent le temps de quelques minutes. Le réalisateur, David Schickele, brise le quatrième mur et parle face caméra pour dénoncer le traitement injuste dont a souffert son acteur principal. Les deux compagnons se sont rencontrés lorsque le cinéaste faisait partie des Peace Corps, puis ont collaborés lors du premier long-métrage documentaire de Schickele en 1966. Deux ans plus tard, ils se retrouvent pour Bushman, jusqu’à l’arrestation et l’expulsion immédiate de l’acteur principal par la justice américaine, qui le juge sans aucune preuve.
Cette séquence, particulièrement décisive, fait exploser la colère grondante et grandissante depuis la marche silencieuse de Gabriel au début du film. Un unique instant transforme le fond du film. Les scènes précédentes, de road-trip, deviennent annonciatrices du racisme injuste, tandis que les suivantes abandonnent la fiction face à l’irruption violente et hideuse du réel. La forme s’adapte à cette brusque modification, en testant de nombreuses expérimentations stylistiques. Le montage mélange scènes de fiction, séquences documentaires tournées au Nigéria, dialogues de Gabriel et voix-off des proches d’Okpokam. Les échelles de plan se mélangent sans cesse, redéfinissant à la fois les décors et les perspectives tandis que la musique, tout d’abord joyeuse, diminue au départ de Gabriel/Paul. La dimension angoissante du contexte américain contamine le film de Schickele, qui n’a pour seul échappatoire possible la liberté cinématographique. Il expérimente, à la fois dans la forme et le fond de son œuvre, pour redonner de la liberté à ce protagoniste, ayant fui une guerre pour un autre territoire violent.
Le film de Schickele est sans doute l’un des longs-métrages américains les plus importants de la fin des années 1960, politiquement et esthétiquement parlant. Pourtant, il est resté invisible de nombreuses années car trop « inclassable » pour les distributeurs. Malavida propose aujourd’hui, et pour la première fois, en France la diffusion de cette œuvre restaurée grâce à Milestone Films et au Berkeley Art Museum. L’occasion parfaite d’enfin découvrir l’un des chainons absents de l’histoire du cinéma afro-américain, et de sa triste résonance contemporaine.
Bushman de David Schickele, 1h15, avec Paul Eyam Okpokam, Elaine Featherstone, Jack Nance – Ressortie le 24 avril 2024.