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[ANALYSE] Oppenheimer – Regards sur l’atome

Toute la promotion d’Oppenheimer insiste sur un événement : le test de la première bombe atomique dans un désert proche de Los Alamos. Même les nombreux décomptes vus sur internet ou des panneaux publicitaires mènent au jour-anniversaire du test Trinity, le 16 juillet 1945. Les bandes-annonces se concentraient également sur cette détonation, en en faisant un climax du film avant même sa sortie, comme l’aboutissement des recherches d’Oppenheimer. Et bien évidemment les interviews et autres entretiens se tournent vers le tournage de cette séquence impressionnante et comment elle s’est déroulée. Tout pointe dans la direction de cet événement, et pourtant le film se concentre sur un autre axe narratif dans son climax, un procès qui déterminera ce que l’Histoire retiendra de ce scientifique. Alors pourquoi y a-t-il une telle dissonance entre le travail de Christopher Nolan et la manière dont celui-ci est vendu au public ? Petite analyse sur cette séquence explosive, et sur ce qu’elle révèle du regard occidental.

Les explosions atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, résonnent dans le monde entier par le biais de divers organes médiatiques. Les médias américains, guidés par l’allocution présidentiel de Truman, n’évoquent que peu de fois le nombre de morts, ou les conséquences sanitaires et mentales d’une telle situation. D’ailleurs, dans le film, l’on remarque bien que le gouvernement insiste sur le résultat de ces explosions, et sur la puissance de cette nouvelle arme de destruction massive. À plusieurs reprises dans Oppenheimer, l’on peut observer les scientifiques prendre des paris de manière récréative sur le résultat des bombes atomiques, en termes de puissance, sans jamais se soucier des effets à long terme. La seule fois où ils évoquent les effets néfastes de la radioactivité, c’est sur l’infertilité que cela pourrait produire sur leurs propres organes sexuels. La bombe atomique est constamment prise sous l’angle de sa puissance technologique, et jamais sous l’aspect des conséquences réelles qu’elle engendre pour le monde.


© Universal Pictures

Pendant longtemps, et surtout à Hollywood, la bombe atomique est donc restée cette énorme explosion en forme de champignon, utilisée pour illustrer une arme de destruction massive. Mais les conséquences et les inquiétudes liées à cette technologie sont souvent mises de côté, outre de rares exceptions qui arrivent principalement après la crise des missiles de Cuba. Il y a une forme de paradoxe entre les films américains montrant les conséquences d’une apocalypse nucléaire, souvent très pessimistes, et ceux s’amusant à représenter l’explosion atomique comme un objet de divertissement impressionnant à regarder. Toute la promotion d’Oppenheimer faisait craindre à l’auteur de ces lignes qu’il fasse partie de la seconde catégorie, proche de la propagande militaire américaine comme pouvait l’être Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal. Ce film d’aventure utilise la déflagration de l’engin nucléaire comme une simple péripétie pour son protagoniste, sans jamais mesurer les effets psychologies et physiques d’une telle arme. En analysant enfin la fameuse séquence présente dans le film de Christopher Nolan, l’on se rend compte que la situation est bien plus complexe.

Après un décompte pris de plusieurs points de vue, signifiant l’importance accordée à cet événement, arrive le test Trinity. Une immense explosion, la première de ce nouveau genre, qui embrase le ciel et souffle tout sur des kilomètres à la ronde. Pour représenter cela, Nolan cède bien évidemment aux sirènes du grand spectacle hollywoodien en créant ce champignon explosif par divers moyens techniques. La séquence est bien sûr impressionnante, sans pour autant virer à l’obscène, car elle se déroule sans aucunes victimes civiles. Il y a donc un entre-deux étonnant, qui va venir créer une gêne chez le spectateur. Tout cela est, en plus, souligné par une absence de son, fait rarissime chez Nolan que l’on sait habitué des grandes épopées sonores. Il utilise cette dissonance entre le son et l’image une seconde fois lors du discours post-bombardement d’Hiroshima et Nagasaki, où cette fois-ci les applaudissements sont remplacés par les pleurs d’un bébé et les craquements de bâtiments. Nolan ne montre pas frontalement les victimes de la guerre nucléaire, comme ont pu le faire de nombreux réalisateurs japonais, mais il les représente auditivement. Une méthode ambiguë, qui joue à la fois sur le traumatisme d’Oppenheimer vis-à-vis de son propre enfant, tout en insistant sur la gêne du public face à tant d’applaudissements pour une arme, créatrice d’un double carnage. Sa séquence souffre des mêmes défauts de représentations typiques du cinéma américain, mais le temps passé permet à Nolan d’y ajouter une pointe de malaise. Suffisant pour faire basculer son long-métrage dans une dimension plus ambiguë et trouble.

© Universal Pictures

C’est quoi le cinéma de Christopher Nolan ? Bien des éléments composent l’univers de ce cinéaste mais il y a notamment sa vision des protagonistes. Les héros de ses films flirtent sans cesse avec le mal, dans une frontière ambiguë entre les codes moraux. Son Batman lutte à de nombreuses reprises pour ne pas devenir ce qu’il combat, le personnage principal de Following est un cambrioleur, celui de Memento devient un criminel tout comme ceux d’Insomnia ou du Prestige. Les frontières morales et la subjectivité des regards sont sans cesse débattus dans ses œuvres, et c’est donc tout naturellement que cela se ressent aussi sur la manière dont il représente la figure atomique. Le résultat est donc le croisement de plusieurs subjectivités, américaines et japonaises, vu par le regard d’un américain moderne (Christopher Nolan) qui essaye d’imaginer le regard d’un contemporain de Trinity (Oppenheimer). C’est cette complexité et ce jeu de regards permanent qui fait de son nouveau long-métrage l’une des œuvres les plus passionnantes de l’année.

Oppenheimer de Christopher Nolan, 3h00, avec Cillian Murphy, Robert Downey Jr., Emily Blunt – Au cinéma le 19 juillet 2023.

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