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28 Ans plus tard | Plus seul que jamais

Dès les premières scènes de 28 Ans Plus Tard, un travelling hésitant caresse la lande herbeuse tandis qu’un contrepoint sonore vient introduire, avec une fausse douceur, une tension qui ne demande qu’à s’incarner. Dans ce territoire insulaire soumis aux marées, quelque part au large d’un continent effacé par sa propre contamination, la mise en place conçue par Danny Boyle se développe par strates successives, sans fracas apparent, en ancrant les corps dans un espace vidé de ses usages. Ce qui se met en jeu ici, au travers d’un dispositif optique proche du documentaire, c’est moins la restitution d’un monde post-épidémique que la tentative de configurer une manière de percevoir l’effacement — non pas celui des infrastructures ou des lois, mais celui du sens, du lien, de la mémoire partagée. Un jeune garçon, Spike (Alfie Williams), en quête de soin pour une mère (Jodie Comer) en état d’abandon mental, prend ainsi place au centre d’une narration volontairement disloquée, non par excès de complexité mais par refus d’une linéarité causale trop rassurante.  Il ne s’agit pas de raconter une aventure, mais de cartographier un effritement.

En réactivant, plus de vingt ans après 28 Jours Plus Tard, les coordonnées esthétiques de son propre mythe inaugural, Danny Boyle semble vouloir reprendre le contrôle narratif de l’univers qu’il avait laissé dériver entre les mains d’un autre — Juan Carlos Fresnadillo — dans 28 Semaines Plus Tard. Ce second volet, pourtant riche en intuitions géopolitiques (on se souvient de sa scène finale, glaçante, où des infectés émergent d’une bouche de métro pour révéler le parvis du Trocadéro), se trouve ici purement neutralisé par un dialogue laconique : la France, désormais, fait partie des pays garants du respect de la quarantaine, et le virus n’aurait contaminé que le territoire britannique. Le soldat suédois (Edvin Ryding), brièvement introduit dans l’intrigue, sert alors de relais : il observe, depuis le dehors, l’enfermement d’un peuple seul dans son désastre, figé dans ses rites, incapable de réintégrer un récit commun. Cette reconfiguration spatiale, d’apparence anodine, ne relève pas simplement d’un choix dramaturgique ou d’une facilité de production. Elle indique une inflexion plus sourde : un isolement métaphysique. À l’heure où l’extrême droite française ressuscite la tentation d’un repli souverainiste, le geste de Boyle, sous ses dehors de fable horrifique, acquiert une dimension nettement plus politique. 28 Ans Plus Tard met en scène une nation qui, à force de vouloir se protéger, s’enlise dans ses propres mutations — entre fantasme identitaire et rituel de purification. L’Europe n’apparaît plus que comme frontière, hors-champ silencieux, continent du raisonnable. À celles et ceux qui agitent le Brexit comme horizon désirable, Boyle semble répondre à sa manière — sans slogan, sans drapeau — en donnant à voir les ruines d’un isolement que personne ne vient consoler.

Père et fils avancent, arc en main, vers l’inconnu et l’apprentissage du reste. / Copyright 2025 CTMG, Inc. All Rights Reserved.

Le cadre joue constamment avec les limites de la perception : surexposition au soleil, lentilles anamorphiques, résolutions variables, usage ponctuel d’objectifs fish-eye viennent perturber le rapport frontal au réel. L’image s’ouvre comme une plaie, laissant entrer la lumière jusqu’à l’éblouissement, puis se referme brutalement dans des tunnels visuels où seuls quelques lens flare ou les reflets sur une flaque d’eau guident encore la lecture. Ce recours à l’oscillation entre netteté clinique et tremblement organique prolonge un geste amorcé dans les premiers volets de la série 28 temps, tout en l’amenant vers une saturation contemporaine de l’imagerie post-apocalyptique. Non pas une ruine romantique, mais une prolifération de motifs numériques : pellicules corrodées, surimpressions d’archives, écrans dans l’écran, le tout fondu dans une palette chromatique qui oscille entre le rouge incandescent des corps infectés et le vert polarisé des forêts redevenues souveraines. Le monde n’est plus un décor, il devient texture.

À mesure que l’errance progresse, la dramaturgie s’efface derrière une succession de dispositifs de mise en scène. Chaque rencontre devient prétexte à réactiver une typologie sensorielle — pulsations sourdes lors d’un affrontement nocturne, silence étiré jusqu’à l’insoutenable dans un bâtiment désert, éclatement stroboscopique lors d’une attaque frontale — et le montage, découpé avec une précision presque mathématique, refuse les transitions molles pour préférer l’impact direct, le choc des fragments, l’exposition frontale. Il ne s’agit plus de disposer les images selon une logique de progression narrative, mais plutôt de les faire entrer en friction, d’en extraire des résonances, parfois dissonantes, comme autant de points de contact affectifs dans un espace éclaté. Une scène en particulier cristallise cette logique de l’anachronisme inquiet : Spike, entrant dans une crèche laissée à l’abandon, y découvre un espace figé dans une temporalité obsolète, où les rires mécaniques des Teletubbies, tournant en boucle sur un vieux moniteur, résonnent au milieu des murs éclaboussés de sang séché. Rien ne bouge, tout persiste, comme si l’horreur n’avait pas eu besoin de se manifester frontalement pour s’imprimer. Ce n’est pas tant la brutalité du geste qui hante cette scène, mais sa suspension dans un temps sans mémoire, ce moment où le présent, au lieu de s’écouler, se fossilise immédiatement. L’image agit ici comme une chambre d’écho pour une violence déjà digérée, devenue décor, devenue climat. Ce n’est plus un traumatisme qui s’exprime, c’est un reste, une trace vidée de son cri — et c’est précisément cette forme d’absence, cette fixité morbide, qui produit le malaise le plus profond.

Au sein de cette composition morcelée, le personnage du Dr Kelson introduit une dimension rituelle inattendue. Ce médecin isolé, incarné par un Ralph Fiennes traversé par une mélancolie sourde, ne soigne pas à proprement parler : il recueille, il consigne, il redonne forme à ce qui aurait pu n’être qu’un effondrement. Sa maison-sanctuaire, construite de milliers d’ossements blanchis et d’objets récupérés, est l’un des rares espaces du récit à offrir une densité temporelle, une stratification de gestes, de souvenirs, de deuils. Là où la majorité des lieux visités s’organisent autour de la fonction — poste de surveillance, abri de fortune, bastion militaire ou cimetière improvisé — l’espace qu’habite Kelson suspend la logique de la survie pour réintroduire celle du rite. C’est dans cet instant, sans musique, éclairé aux chandelles, que l’image cesse de performer, qu’elle suspend enfin ses effets pour accueillir autre chose : une forme de respiration visuelle, presque organique, où le silence ne vient plus signaler une tension dramatique, mais s’installe comme une condition d’existence, comme si le cadre, soudain, acceptait de ne plus imposer, de ne plus produire, simplement de laisser advenir.

L’intrigue, construite sur une ligne picaresque, s’articule autour d’un double mouvement : d’une part, un parcours de l’enfant vers une possible autonomie affective et éthique ; d’autre part, une lente décomposition de la figure paternelle (Aaron Taylor-Johnson), que l’on découvre peu à peu contaminée par une violence devenue naturelle, ritualisée, voire célébrée. La chasse aux infecté·es, présentée au départ comme un rite de passage légitimé par la communauté insulaire, révèle progressivement ses mécanismes sacrificiels, et c’est dans cette ambiguïté que le dispositif narratif trouve son acuité. Loin de proposer une dialectique entre humanité et monstruosité, l’ensemble dessine un continuum entre les deux, où la capacité à tuer devient non pas un symptôme, mais une norme partagée. La caméra, dans ce contexte, ne juge pas. Elle enregistre. Elle encercle. Elle insiste. Elle reste à distance juste assez longtemps pour nous empêcher de détourner le regard.

Dr Kelson veille, au bord d’une rivière vidée du temps. / Copyright 2025 CTMG, Inc. All Rights Reserved.

Ce que met en jeu cette traversée, ce n’est pas la peur — trop codifiée — ni même la violence — trop intégrée —, mais le basculement du visible vers le spectral. L’enfant, au fil du voyage, cesse de chercher des réponses et commence à percevoir ce qui demeure en creux : les gestes sans adresse, les paroles décousues, les traces qui n’ont plus de destinataire. L’enjeu n’est donc plus celui du salut, mais de la transmission. Non pas transmettre une vérité, un remède, un espoir, mais un mode de présence au monde où la mémoire ne serait pas une dette, mais un geste d’attention. Ce n’est pas dans les dernières images que le regard trouve apaisement ou résolution : au contraire, la scène qui clôt le récit opère comme une relance abrupte, une torsion brutale du récit vers une autre forme de mythologie, où surgissent — presque sans transition — des silhouettes masquées, des corps difformes, une sorte de rite funèbre sous acide dont l’iconographie évoque moins un aboutissement qu’un déplacement vers le carnavalesque grotesque. Cette irruption d’un nouveau décor, mi-caveau liturgique mi-fantasme tribal, marque l’abandon de toute forme de résolution affective, au profit d’une logique sérielle qui annonce déjà le prochain épisode. Le regard, loin de se refermer sur un silence, se perd alors dans un trop-plein de signes, une surcharge de motifs, une promesse de suite qui dissout la moindre possibilité de deuil ou de mémoire. Le rideau ne tombe pas : il se déchire, pour mieux laisser entrevoir une autre scène, un autre théâtre, où tout recommencera — non pas comme une variation, mais comme une redite, avec davantage de moyens, moins de nécessité, et cette même incapacité à dire adieu.

En refusant de réconcilier ses tensions internes, cette traversée déconstruit lentement les cadres habituels du récit de survie. L’espace n’est plus le lieu de l’action, mais celui de la contamination ; le temps ne permet plus la projection, seulement l’usure ; le corps, enfin, se fait moins entité à défendre que vestige à porter. Le cadre ne se resserre pas : il s’évide. À l’horizon, rien ne se ferme. Rien ne s’annonce. Reste le poids des gestes, la durée du silence, l’empreinte des visages. À l’heure des trilogies industrielles, des arches narratives balisées, des attentes calibrées, ce que propose cette exploration — dans sa forme parfois confuse, dans ses choix esthétiques discutables, dans ses rythmes dissonants — tient d’une tentative : celle de penser l’image non comme spectacle, mais comme tombeau. Et face à un monde qui recycle jusqu’à ses apocalypses, cette tentative demeure, peut-être, ce que l’on peut encore espérer de plus politique.