[RETROSPECTIVE] River of Grass – Premiers pas

Le premier film de Kelly Reichardt se déroule dans les Everglades, région de prairies et de marais surnommée River of Grass par les Amérindiens. Cosy (Lisa Bowman), personnage principal du film, parle de cette région comme un lieu dans lequel on arrive par accident, lorsqu’on se trompe de chemin pour se rendre aux plages de Miami. C’est dans ce cadre que l’on suit la rencontre et l’errance de Cosy, mère au foyer au quotidien terne et ennuyeux, et Lee (Larry Fessenden) trentenaire sans emploi qui vient de trouver une arme à feu. En jouant avec le pistolet, Cosy pense commettre un meurtre et prend la fuite avec Lee.

Dans l’une de ses nombreuses rêveries, Cosy se demande si son destin est déjà tracé, si sa vie était déjà écrite à sa naissance ou si chaque moment est déterminé par le précédent. La narration de River of Grass1994 ne correspond à aucune de ces hypothèses. La réalisatrice découvre son film des codes et poncifs des différents genres qu’elle convoque pour tresser une narration propre à son sujet et à son style. La découverte d’un pistolet en pleine nature aurait classiquement entrainé plusieurs motifs du road movie et du thriller comme des courses poursuite ou scènes de tensions centrées autour de l’arme à feu. Si l’objet occupe une partie importante du film, Kelly Reichardt l’utilise de manière bien différente. Cosy et Lee jouent avec l’arme à feu, hésitent à véritablement s’en servir et les seuls coups de feu tirés sont (à l’exception du dernier) accidentels ou destinés à tuer un cafard. Les personnages se pensent criminels, mais n’en adoptent jamais la violence ou la stature.

Le premier coup de feu est d’ailleurs à l’origine du grand malentendu du film. Au bord d’une piscine, Cosy presse la détente par accident et pense abattre le propriétaire des lieux. On apprend vite qu’il n’en est rien, mais Cosy et Lee pensent être des criminels en cavale pendant le reste du film. Ce moment pivot est là aussi construit de manière inattendue. Cette scène se déroule au bord d’une piscine, alors que Cosy et Lee viennent à peine de se rencontrer, semblait basculer vers le romantique et aurait souvent correspondu au moment du premier baiser.  La tension romantique laisse place à une tension criminelle ou plutôt à l’illusion d’une tension criminelle qui donne le las pour la suite du film. La première divergence du film place alors les personnages en retard par rapport à l’intrigue. Kelly Reichardt soustrait sa narration d’enjeux romantiques ou violents sur lesquels elle s’attardera tout aussi peu dans ses autres films.   

© Splendor Films

L’originalité du film réside aussi dans sa manière de détourner la valeur habituellement accordée à certains objets ou situations : une collection de vinyles peut servir à acheter de l’essence, une bible devient un moyen d’écraser un cafard, le tatouage d’une femme devient celui d’un serpent et la plaisanterie d’un policer interrompt un interrogatoire. La perte de son arme d’un policier, point de départ du film, constitue également une forme de retournement de l’ordre. Les personnages sont eux aussi, en rupture avec des cadres précis et établis : Lee rejette l’armée qui l’amènerait à voyager quand lui préfère stagner et Cosy quitte sa famille. Ces choix-là, particulièrement celui de Cosy, ne sont jamais perçus par un prisme moral. Cosy fume en présence de ses enfants, espère qu’on les kidnappe et part sans se soucier du sort de sa famille sans que la moralité de ses actes ne soit jugée ou même une question au sein du film. Kelly Reichardt détourne son film de modèle ou d’ordre vertueux.

 Après son départ, la famille de Cosy n’est présente qu’à un moment précis où l’on entend des cris d’enfants sur fond noir avant de voir Cosy se réveiller. La juxtaposition de ces deux éléments aurait classiquement entrainé Cosy à évoquer ses enfants, voire à les retrouver. Il n’en est rien, ils ne sont plus évoqués, ou entendus et Cosy ne semble pas amener à les revoir en fin de film. En plus d’être en retard sur l’intrigue du film en pensant à tort être criminels, les personnages sont également en décalage avec le style même du film et ne suivent pas son tempo. Quelques éléments qui apportent un certain rythme au film comme la musique jazz, son chapitrage ou les quelques touches d’humour qui parsèment les dialogues sont en complète rupture avec la mélancolie, l’indolence des personnages principaux.

Le désintérêt de Cosy pour sa famille se manifeste aussi dans son comportement qui n’est pas particulièrement affecté par son nouveau statut de criminel.  Au contraire, elle semble plutôt se plaire dans ce nouveau statut qui est pour elle vecteur d’identité “After all, murder was thicker than marriage” qui s’interrompt en fin de film avec la découverte de la vérité “If we weren’t killers, we weren’t anything.” Le crime est présenté comme le moyen de combler un vide dans l’existence des deux protagonistes, une rupture avec un certain ordre moral et une nouvelle manière d’étudier un sujet en contradiction avec la manière dont il est traité d’ordinaire.

© Splendor Films

Si l’état de criminel crime semble donner matière à l’existence de Cosy et Lee, il ne bouleverse pas pour autant leur quotidien terne et morose. Les personnages n’accomplissent rien durant leur aventure et le film consiste principalement en une suite de fragments éphémères, disjoints, sans tension ou émotion particulière.  Une phrase de Kelly Reichardt souvent reprise pour évoquer le film illustre bien sa sobriété : “A road movie without the road, a love story without the love, and a crime story without the crime.” La réalisatrice s’abstient en effet de matière superflue, d’où ses ruptures avec les normes des genres qu’elle convoque, pour se rapprocher de l’essence de son sujet, le quotidien ennuyeux et pénible de ses personnages.

Cette dynamique de simplicité et de sobriété se retrouve dans la manière de présenter la criminalité qui n’est pas romantisée et ne constitue pas la promesse d’un autre avenir, mais un autre cadre lymphatique dans lequel Cosy et Lee évoluent. Cette aventure criminelle pourrait également se prêter à la découverte d’autres espaces et à la mise en valeur des paysages floridiens, d’autant plus que Cosy et Lee évoquent la nécessité de s’enfuir. Faute d’argent, ils sont contraints de rester dans un motel, mais la manière de filmer les personnages et l’espace ne diffère pas de la première partie du film. Ces derniers ne sont pas particulièrement affectés par leur sort, ce qui fait d’ailleurs dire à Cosy : “it’s funny how a person could leave everything she knew behind, and still wind up in such a familiar place.” Le caractère exceptionnel de la situation de Cosy et Lee ne laissent jamais place à des moments de tension ou d’émotion et ne semble pas perturber leur équilibre, ce qui laisse présager une nature définitive à leur mélancolie.  

© Splendor Films

La manière dont est dépeinte la relation entre Cosy et Lee est également emblématique de la sobriété du film. Les deux personnages n’ont pas particulièrement d’alchimie ou de complicité et ne sont jamais sujets d’une tension romantique, fait rare dans ce type de récit. Cette dynamique trouve son paroxysme dans sa conclusion où Cosy finit par tuer Lee, un geste inattendu et immotivé. Cet acte, emblématique de l’absurdité et de la tristesse du film, parachève l’indépendance de Cosy qui finit par se défaire de tous ses carcans et semble prête à jouir de sa nouvelle liberté.  

Dès ce premier film, le cinéma de Kelly Reichardt se distingue par sa sobriété. La réalisatrice déjoue certains codes de scénario et de mise en scène pour former un film original et annonciateur du reste de son œuvre. L’enchainement de scènes anodines et éphémères de la vie des deux faux criminels capte sa tristesse et sa mélancolie. L’apparente simplicité de la mise en scènes regorge de trouvailles et de subtilités pour filmer l’enfermement des personnages, l’ennui et la poésie de leur existence. Kelly Reichardt trouve sa voie de cinéaste dans ce premier film.

River of Grass de Kelly Reichardt, 1h16, avec Lisa Bowman, Larry Fessenden, Dick Russell – Sorti au cinéma le 4 Septembre 2019 en France.

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