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Heretic & Conclave | Que Reste-t-il à Croire ?

La foi commence souvent comme une flamme vacillante. Elle danse, fragile, au bord de l’extinction, menacée par le doute mais aussi nourrie par lui. À travers cette lumière incertaine, deux films récents – Heretic de Scott Beck et Bryan Woods, ainsi que Conclave d’Edward Berger – explorent ce qu’il en coûte de croire. Tous deux enferment leurs personnages dans des espaces clos, des lieux où le sacré vacille sous le poids des questions humaines, où les mots deviennent des armes, et où les murs eux-mêmes semblent chuchoter les doutes que leurs habitants n’osent pas formuler. Dans cet enfermement, une vérité émerge : la foi est une lutte, non pas contre des forces extérieures, mais contre ses propres failles.

La pluie tombe sur la maison de Reed (Hugh Grant), un personnage dont le charme masque une ambition vorace. C’est un piège déguisé en lieu ordinaire : une maison semblable à tant d’autres, mais dont les couloirs deviennent peu à peu oppressants, les murs semblent se refermer, et les ombres s’allongent, prêtes à saisir leurs proies. Reed accueille deux jeunes missionnaires, les sœurs Paxton (Sophie Thatcher) et Barnes (Chloe East), dans un élan d’hospitalité trompeuse. Il leur offre une tarte aux myrtilles (qui n’existe pas), accompagné d’un sourire rassurant. Pourtant, la tension ne tarde pas à s’immiscer. Ce n’est pas une simple conversation qu’il cherche, mais un moyen d’imposer sa domination. Dans cet espace clos, chaque mot devient une arme pour ébranler leurs convictions. Au même moment dans nos salles française, dans un tout autre lieu clos, un autre drame se joue. Les portes massives du Vatican se ferment sur les cardinaux réunis en conclave, et avec elles, la promesse d’un huis clos où la foi se mêlera au pouvoir. Le Vatican, ce monument d’éternité, devient le théâtre d’une lutte profondément humaine, où les cardinaux avancent masqués, le doute gravé sur leurs visages. Parmi eux, le Cardinal Lawrence (Ralph Fiennes), rongé par une crise intérieure. Il ne veut pas du rôle de pape qui semble lui tendre les bras. Il ne prie plus, ou lorsqu’il le fait, ses mots s’éteignent dans un silence lourd. Il est l’incarnation de ce paradoxe central : peut-on guider les autres vers la lumière quand on est soi-même plongé dans l’obscurité ?

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Dans ces deux récits, la mise en scène joue un rôle crucial, transformant les espaces en reflets des âmes qui les habitent. Dans Heretic, la maison de Reed n’est pas seulement un lieu ; elle est une extension de son esprit, un labyrinthe où le doute est un poison diffus. Les pièces, d’abord banales, se transforment en pièges. Une horloge qui semble marquer une autre temporalité rythme les scènes comme un compte à rebours vers l’irrémédiable. La caméra, opérée par Chung-hoon Chung, épouse ce malaise : elle tourne autour des personnages, les enferme dans des cadres serrés, capture leurs hésitations et amplifie chaque silence. Quand Reed les entraîne dans son sous-sol pour une cérémonie grotesque, la descente devient un acte symbolique, une plongée vers les enfers. Les ombres s’épaississent, les visages disparaissent presque dans l’obscurité, et l’on ressent physiquement le poids du doute qui s’abat sur les jeunes missionnaires. À des milliers de kilomètres de là, la Chapelle Sixtine déploie une mise en scène inverse : la grandeur froide et austère du sacré. Pourtant, cette magnificence est aussi oppressante. Le Vatican, dans Conclave, est filmé comme une cage dorée, où les hommes se meuvent lentement sous le poids des fresques de Michel-Ange. Chaque marche résonne, chaque souffle semble capturé par les murs. Les cardinaux, dans leurs habits pourpres, sont réduits à des silhouettes. La lumière, filtrée par les vitraux, baigne les scènes d’un éclat spectral. Ici, la foi n’est pas une force libératrice ; elle est un fardeau, un poids porté avec peine par des hommes qui se débattent avec leurs propres ambitions et leur fragilité.

Et pourtant, malgré leurs différences de ton et de cadre, les deux films partagent une même obsession : le doute comme moteur. Dans Heretic, Reed ne cherche pas à convaincre les missionnaires que Dieu n’existe pas ; il veut les forcer à regarder l’abîme. Lorsqu’il cite Voltaire, Radiohead ou des faits triviaux sur la vie moderne, il ne fait pas simplement preuve de cynisme. Il construit un monde où tout semble dérisoire, où les croyances sont des mécanismes d’oppression. Le doute, dans ses mains, devient une arme, une méthode pour saper non seulement la foi des jeunes femmes, mais leur humanité. Les dialogues, incisifs et calculés, transforment chaque échange en une guerre. « Pensez-vous vraiment qu’un Dieu aimant vous enverrait frapper à ma porte ? » demande-t-il, un sourire carnassier aux lèvres. La caméra s’attarde alors sur le visage de Paxton, où une ombre passe. Ce doute, c’est la fissure qui ébranle tout. Dans Conclave, le doute est plus subtil, plus diffus, mais tout aussi corrosif. Lorsque Lawrence, le visage marqué par des nuits d’insomnie, observe les fresques du Jugement dernier, on comprend que sa crise dépasse la simple question de la foi. Il doute de l’institution, de sa capacité à représenter une lumière divine dans un monde plongé dans les ténèbres. Le doute, ici, est moins un ennemi qu’une condition préalable. « Un pape qui doute, » dit-il dans une scène clé, « c’est un pape qui comprend la fragilité humaine. » Mais cette fragilité est aussi une faiblesse exploitable. Le doute devient une monnaie d’échange dans ce conclave où les alliances se forment et se brisent dans l’ombre.

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Une question persiste : la foi peut-elle survivre à une telle dissection ? Dans Heretic, Reed pousse ses victimes jusqu’à leurs limites, mais quelque chose résiste. Même dans l’horreur, dans la descente aux enfers qu’il orchestre, une lueur demeure. Lorsque le chaos final éclate, lorsque le piège se referme entièrement, une dernière image persiste : une croix vacillante dans l’obscurité, signe que la foi, bien que brisée, n’a pas totalement disparu. Dans Conclave, la lutte se termine par une élection, mais la résolution n’apporte pas de réponses. Le nouveau pape, une figure d’espoir, reste entouré d’ombres, et Lawrence, seul dans une pièce baignée de pénombre, contemple un crucifix. Son expression est ambiguë : soulagement, résignation, ou un simple épuisement face à l’éternité des questions ?

Beck, Woods et Berger ne se contentent pas de poser des questions sur la foi ; ils la mettent à nu, exposant ses failles, ses contradictions et sa puissance ambivalente. Dans la maison de Reed, comme dans les couloirs du Vatican, croire devient un acte de résistance face au doute, un fragile refus du néant. Pourtant, aujourd’hui, cette résistance se heurte à des forces politiques bien concrètes. Loin de s’effacer, la religion s’impose comme un champ de bataille idéologique. En Iran, les femmes qui défient le régime en retirant leur voile incarnent une lutte où foi et liberté s’entrechoquent, un rejet des dogmes imposés. Aux États-Unis, une droite chrétienne conservatrice politise la foi pour justifier le recul des droits reproductifs, transformant des croyances personnelles en outils de contrôle. Ces réalités contemporaines font écho à Heretic, où le scepticisme devient une arme d’oppression, et à Conclave, qui dénonce les institutions figées dans leur propre pouvoir. Mais ces films vont plus loin : ils invitent à résister, non pas seulement au cynisme ou à l’immobilisme, mais à l’idée même que la foi et le doute soient incompatibles. Dans une époque où les institutions religieuses vacillent sous le poids de leurs contradictions, croire devient un acte de réinvention. Résister à Reed, à l’ordre conservateur du conclave, ou même à la désillusion ambiante, c’est croire en un futur où foi et modernité peuvent coexister, où le doute nourrit un espoir transformateur. Ces récits ne donnent pas de réponses ; ils posent une question essentielle : que sommes-nous prêts à croire pour avancer ? Une question qui demeure, suspendue comme une fumée blanche dans un ciel incertain, mais porteuse d’une promesse d’avenir.