Truffaut disait du cinéma qu’il était “un mélange parfait de vérité et de spectacle.” Ainsi débutons nous sur un regard, celui du spectateur face à un écran de cinéma, écrasé par les images du réel, et embrassant toutes les problématiques que l’image questionne. Ici, c’est par le regard du mutilé sur cette projection nous confrontant directement à l’objet de sa blessure que commence le documentaire. S’ensuit alors deux vidéos en réponse à la première. L’une prend la défense des forces de l’ordre, quand la seconde déplore cette indifférence face aux victimes de cette violence. D’emblée, le ton nous est donné. Loin des traditionnels documentaires se chargeant d’adopter le point de vue d’une personne en lui dressant son portrait, Un pays qui se tient sage débute par une situation. Tout part d’une situation, qui engendre des mots, des réactions, qui eux-mêmes viennent se confronter aux individus. Tout est affaire de discorde, et c’est sur cette même cacophonie que se déploie le documentaire sur une heure trente.
Mais pour comprendre celui-ci, revenons un instant sur son auteur, David Dufresne. Membre fondateur du célèbre site d’information Mediapart, il s’éloigne peu à peu du journalisme au début des années 2000 pour laisser davantage de place à sa carrière de réalisateur si bien qu’il sort en 2010 un webdocumentaire, Prison Valley, qui reçu de nombreux prix, dont le premier prix au World Press Photo. Il continue ainsi son travail sur le documentaire sans délaisser pour autant l’écriture, et son intérêt pour l’actualité le pousse en décembre 2018, soit trois semaines après le début du mouvement des gilets jaunes, à compiler sur Twitter les vidéos et témoignages d’agressions pendant les manifestations de la part des forces de l’ordre. « Allo @Place_Beauvau – c’est pour un signalement » est né, et continuera jusqu’en janvier 2021 à recenser par centaines tous les signalements, blessures et même décès ayant eu lieu pendant le mouvement. Un an après, Dufresne finit par passer des réseaux sociaux au roman avec son livre Dernière Sommation qui se nourrit évidemment de son expérience de lanceur d’alerte. C’est avec cette sensibilité accrue quant au mouvement des gilets jaunes qu’il revient sur les événements une ultime fois, cette fois ci sous la forme audiovisuelle, avec un premier long-métrage documentaire cyniquement intitulé Un pays qui se tient sage, en référence directe avec les paroles prononcées par un policier à Mantes-La-Jolie, qui filmait une dizaine d’élèves à genoux après leur arrestation. Téléphone à la main, il affirmait : “Voilà une classe qui se tient sage”.
Jusqu’au titre de l’œuvre, tout semble se référer à l’idée de captation. Mais pour l’auteur, rien ne sonnera plus vrai que le réel filmé dans son état le plus brut, loin des dispositifs cinématographiques permettant de modeler cette réalité. L’émergence des téléphones portables et de leur caméra intégrée à évidemment profondément bousculé notre rapport à l’image, qui peut désormais être produite par tout le monde et en tout lieu. Le film de Dufresne l’a bien compris, si bien qu’il se compose majoritairement de vidéos prises par les manifestants eux-mêmes. De ces images tenant dans la paume de la main surgissent alors de multiples problématiques quant à la question des rapports de force. Qui a le monopole ? Passé l’introduction autour du manifestant devenu borgne, le titre nous est affiché, pour ensuite directement basculer vers un papier sur lequel est inscrit la célèbre citation de l’économiste allemand Max Weber : “L’Etat détient le monopole de l’usage légitime de la violence”.
La machine est lancée : chacun peut décider de broder autour des mots de Weber, ici mis en exergue sous le poids des images captées pendant les manifestations. Comment maintenir l’ordre en cette période de crise ? Faut-il protéger les institutions avant le peuple ? Jusqu’où la violence légale est-elle légitime ? Tant de questions qui sont abordées dès le premier quart d’heure du film par de multiples intervenants, qui commentent et échangent à deux, jamais plus. Mais là encore dans ce dispositif d’échange, le film va à contre-courant du format classique où un bandeau nous donne généralement le nom et la fonction de l’intervenant. Il n’en est rien pour les participants, qui sont sobrement filmés sur un fond noir, assis à discuter devant des images projetées. La volonté est ici de les approcher avec impartialité face à leur potentiels professions. Bien que certaines se devinent soit par la qualité du discours qui suggère par celui-ci sa fonction ou bien parce que quelques-uns demeurent des personnalités publiques, il n’en reste pas moins la volonté de les écouter sans jugement préalable.
D’Hannah Arendt à Machiavel en passant par Guy Debord, les réflexions se dessinent à mesure que le film avance, qui se construit au fur et à mesure par ces échanges d’inconnus. Le temps est donné à l’écoute, quand bien même une tension peut-être ressentie entre certains débats, mais ceux-ci ne sont jamais criards. En revanche, les images elles, le sont. Le montage d’Un pays qui se tient sage se laisse la liberté de juxtaposer certaines images prises avant et après les événements. Dufresne choisit ainsi délibérément d’assommer son spectateur face aux casses ayant eu lieu au Fouquet’s avant de le laisser respirer par une simple image : celle du restaurant intact, avant que les incidents se produisent. Ce procédé utilisé à plusieurs reprises dans le film n’a pour but que de ramener toujours et encore son spectateur au réel : la rupture dissonante entre cette violence et l’accalmie qui la succède ne fait que rendre que plus spectaculaires ces images, alors même que celles-ci persistent à n’être qu’un témoignage direct du réel. Le réalisateur nous rappelle donc par ce procédé (si simple et épuré que n’est la comparaison) à quel point cette intensité ayant eu lieu à cette période fut exceptionnelle. De la place du Capitole de Toulouse à la place Pey-Berland bordelaise, le documentaire ne se focalise pas uniquement sur la capitale bien qu’une grande partie des images proviennent de Paris. Nous est rappelé par ce choix de vidéos le caractère national du mouvement, qui fut par la suite essentiellement rattaché à Paris, là où les indignations initiales eut lieu sur tout le territoire.
Mais si l’on perçoit chez Dufresne une volonté d’objectiver son approche sur la question, impossible d’y voir non plus une totale neutralité dans son montage, qui émeut à juste titre mais ne semble pas toujours écouter l’autre partie avec la même sensibilité. Un pays qui se tient sage explore les limites de la forme documentaire en essayant d’aller à l’encontre de sa forme conventionnelle, si bien qu’il finit lui-même par subir ses propres vices, avec un montage qui tend parfois à montrer certains rhéteurs s’escrimer à défendre leur vision avec un peu plus de véhémence que d’autres, qui eux sont montrés plus posés. Cette limite prouve ainsi l’impossibilité qu’un tel sujet puisse être traité de la façon la plus neutre possible. Mais c’est cette démarche que l’on sent sincère qui rend le tout touchant, que l’on peut percevoir comme un ultime geste de cinéma pour David Dufresne, qui tente d’élever au mieux la parole blessée et étouffée pendant une partie des événements, où les cris de violence ont conduit à un dialogue de sourd des deux côtés. Un beau geste de cinéma donc, qui rend hommage à ceux dont la colère indicible s’est noyée dans un enfer médiatique à bout de souffle.
Un pays qui se tient sage, 1h 26min, documentaire de David Dufresne
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