Un amont de sable arrondi par le vent. À sa courbe, des vagues opaques nées de l’agitation des grains. Des millions de tâches aveuglantes face à l’œil de la caméra, des étoiles qui naissent et meurent aussitôt. Un univers en pleine ébullition. Ce n’est qu’après cette vision prémonitoire que (la première partie de) Dune ouvrait le bal de la science-fiction, avec ses kilotonnes de vaisseaux, de costumes et d’effets spéciaux. Pour Denis Villeneuve, il était primordial de percevoir la matière avant toute autre chose. D’elle peuvent s’extraire des images hallucinées et des pouvoirs incroyables. Cette lecture en deux temps pourrait résumer l’approche du metteur en scène canadien : après le concret et les éléments en dur viennent le fantasme et les interprétations. Ladite ébullition. Ainsi, le film précédent œuvrait à ancrer le texte de Frank Herbert dans une réalité somme toute palpable, soumise aux dures lois de la géopolitique et de l’économie, balisée par des siècles d’histoire(s) et de technologie. Les personnages eux-mêmes éprouvaient la tangibilité de leur milieu en s’enfouissant, leurs mains plongées sous le sable incolore d’Arrakis, la planète-désert zieutée par tout l’espace. Dans Dune : Deuxième Partie, ces derniers n’en sont plus à caresser la matière. Paul Atréides, le jeune héros de cette épopée de science-fiction à la sauce Game of Thrones, s’y agrippe maintenant de toutes ses forces pour garder les pieds sur terre. Et empêcher un décollage qu’il redoute tant. Ses dons de clairvoyance se sont aiguisés, et le voilà au courant de la portée de son ascension messianique, à la fois sur ce globe sablonneux que l’on nomme Dune et les constellations de l’Imperium qui en dépendent. Et cela lui fiche la trouille, à raison.
L’introspection l’obnubilait dans le chapitre d’avant. Denis Villeneuve s’engage là à filmer les secousses intérieures plus brutalement, comme un brasier sur lequel soufflent des décennies de complots, des bruits de couloir mués en cris de ralliement, des hallucinations spatio-temporelles et des envies primitives de vengeance. Moins paralysée par l’austérité des décors, l’image épouse le grondement – spirituel, matériel, mystique, épique – que provoque les pas de ses héros vers leur destin, convertis aux usages locaux, immergés parmi les Fremens. Elle se plie aux mouvements furtifs, aux faufilages, aux murmures intempestifs, en se concentrant sur le visage des principaux concernés. Villeneuve s’est certes familiarisé avec les visages désemparés au long de sa carrière, il n’a jamais produit un si grand nombre de gros plans que pour cette suite d’envergure, qui voit le jeu d’échelles se durcir. L’infime et le cosmos dialoguent continuellement, voire se confondent, grâce à la distance et ses effets d’optique. De près, la formation d’un fœtus évoque la naissance d’un nouvel univers. De loin, la masse humaine est semblable aux grains du désert, soufflée elle par le vent de la croyance, le grand sujet de Dune 2. À la quête chevaleresque de son protagoniste, le film conjoint (enfin) les réflexions passionnantes du bouquin sur le fanatisme, les prophètes de pacotille, les oppresseurs à belle gueule et les légendes préfabriquées. Par moments, le réalisateur s’en amuse, mais la fascination hébétée de la foule demeure ce qu’elle est : un outil dangereux, qui conditionne progressivement la mise en scène, soumise également au pouvoir d’influence d’un Timothée Chalamet surprenamment féroce.
Mais l’exploit le plus étourdissant de ce deuxième segment réside, à n’en point douter, dans le fait que Villeneuve orchestre malgré tout un pur blockbuster d’action, son Empire contre-attaque à lui, traversé par une ambition incomparable, ponctué de fulgurances esthétiques dérivées des hypnotiques Arrival et Blade Runner 2049, ourlé par les mélodies extraterrestres d’Hans Zimmer. Les fantaisies de l’intrigue lui donnent de quoi faire : chevauchées de vers des sables, assauts de bâtiments impériaux, raids aériens façon Apocalypse Now, batailles corps-à-corps entre des milliers de figurants… Le cinéaste tire de tout cela des plans fabuleux, mais se force néanmoins à repenser leur agencement. Si Dune premier du nom établissait une connexion limpide entre la langueur de sa mise en scène et la tension sourde de son scénario, sa suite répond d’un découpage plus souple, plus dynamique, qui engage Villeneuve sur un terrain encore inoccupé par sa (déjà remarquable) filmographie : le très grand spectacle hollywoodien, dans son écrin le plus démonstratif. Cela est arrangeant. Le long-métrage discute de la puissance des images et de l’autorité permise par l’iconographie, ou comment l’on fabrique des dieux grâce à des plans chocs. Il s’agirait presque de mettre au défi le spectateur, abreuvé de séquences extraordinaires, de ralentis stylisés, de chants envoûtants, en lui demandant de ne pas applaudir. Un peu comme si Le Seigneur des anneaux s’était mis à traiter le soulèvement de la Terre du Milieu comme le fruit d’une organisation génocidaire, au bout des Deux Tours. Le rapprochement avec la trilogie de Peter Jackson (et, par extension, les travaux de J. R. R. Tolkien) est fondé : un tel souffle épique ne s’était pas fait ressentir dans une salle de cinéma depuis Le Retour du Roi. C’était il y a vingt ans.
Dune : Deuxième Partie de Denis Villeneuve, 2h46, avec Timothée Chalamet, Zendaya, Rebecca Ferguson – Au cinéma le 28 février 2024