Critique | Vermiglio ou La Mariée des montagnes de Maura Delpero | 1h59 | Par Louan Nivesse
C’est un matin d’hiver. Une pièce nue, blanche, presque vide. Un drap qui bouge à peine. Un bébé qui pleure. Puis le bruit du lait tiré dans un seau. Une main d’enfant qui attend son bol. Le père fait la classe dans une autre pièce. Les enfants récitent les mois de l’année, l’un après l’autre. Le silence entre les mots est plus long que les mots eux-mêmes. On est au cœur d’un monde où tout est assigné. Et chaque plan le dit. Ce film commence dans l’attente et ne cessera d’y rester : attente du printemps, du retour des hommes, d’une parole, d’une permission, d’un avenir. Et cette attente, Maura Delpero la filme avec une précision clinique, presque documentaire – cohérente, venant d’une documentariste qui s’aventure ici pour la seconde fois en terrain fictionnel –, mais sans jamais renoncer à la poésie. C’est une poésie des visages éteints, des gestes trop retenus, des corps contenus dans des cadres trop étroits. Dans Vermiglio, tout se joue dans le non-dit, le murmure, le cadrage. Et chaque élément du langage cinématographique est un outil de résistance.
Le village est un enclos. Un microcosme en sursis. Une trentaine d’âmes, cernées par la neige et la montagne. Des bâtiments trapus, gris. Une école, une église, un couvent. On n’en sort presque jamais. Et ce cloisonnement géographique est aussi mental. Ici, les filles n’ont pas droit aux mêmes rêves que les garçons, et tout est fait pour qu’elles l’acceptent sans bruit. On pense à l’Italie d’aujourd’hui. Celle où le gouvernement Meloni supprime l’éducation sexuelle, promeut la famille “traditionnelle” comme unique avenir possible, criminalise la gestation pour autrui. On pense à ces jeunes femmes, contraintes de quitter leur pays pour avorter ou aimer librement. Vermiglio ne parle pas de notre époque — mais tout y parle de notre époque. La cinéaste, au lieu de frontalement dénoncer, met en scène un enfermement par le cadre : chaque pièce est filmée comme une boîte. Les corps se heurtent aux murs, se cachent dans des placards, glissent dans les coins. On filme les jeunes filles de dos, souvent dans l’ombre, comme si elles étaient condamnées à rester dans les marges. Mais parfois, elles se retournent. Et c’est là que le film prend toute sa puissance.

Lucia (Martina Scrinzi), l’aînée, tombe amoureuse d’un soldat sicilien déserteur. Elle l’embrasse sans lui parler, dans une grange, au milieu des bêtes. Pas de dialogue. Juste la respiration, le bruit du foin. La caméra reste fixe, à distance, comme pour dire : ce n’est pas un moment de liberté, c’est une prise de risque. Un acte presque interdit. L’amour ici n’est pas célébré — il est suspect, marginalisé, potentiellement dangereux. Quand Lucia épouse Pietro (Giuseppe De Domenico), c’est une scène sans éclat. Le mariage est cadré comme une messe, solennel, sans joie. On photographie la famille. Puis le père sort une loupe pour observer le visage du gendre. La méfiance prend le pas sur la tendresse. L’autorité se méfie toujours de ce qu’elle n’a pas décidé. Ada (Rachele Potrich), la cadette, est celle qui dérange. Elle se masturbe dans un placard, puis va s’allonger face contre terre dans le poulailler en récitant une prière. Elle écrit ses fautes dans un journal, invente ses propres châtiments. Une scène la montre en train d’épier la jeune marginale du village, cheveux courts, cigarette à la bouche, rire trop fort. Le désir, ici, est une faute qu’on paie seule. Et cette scène, Delpero la filme sans voyeurisme, avec une empathie inouïe. Elle ne cadre pas Ada comme une figure honteuse, mais comme une figure tragique — un Sisyphe de la féminité catholique. Flavia (Anna Thaler), la benjamine, est filmée comme une enfant solaire. La lumière la suit. Son père la désigne comme celle qui “ira à l’internat”. Mais Flavia n’a pas choisi. Et dans une scène bouleversante, elle fume en cachette, de nuit, à la fenêtre du couvent. Elle ne parle pas, mais tout est là : la colère rentrée, l’injustice perçue, le besoin de respirer.
Le père, Cesare (Tommaso Ragno), est une figure complexe. Il aime ses enfants. Il leur fait écouter Chopin. Il leur parle de Vivaldi. Il leur enseigne l’art épistolaire. Mais c’est lui qui décide. Lui qui distribue les places. Lui qui punit ou récompense. Plus tard, il interroge son fils aîné sur une leçon de grammaire. Le garçon ne sait pas répondre. Il baisse les yeux. Le père ne crie pas. Il soupire. Il tourne le dos. Et ce silence est plus terrible qu’un coup de bâton. Delpero saisit ici la violence douce, celle qui passe par la hiérarchie muette, l’humiliation feutrée, la déception rentrée. C’est un cinéma qui ne cherche pas à choquer, mais à faire ressentir. Et c’est là sa force politique.
La caméra est fixe, souvent. Mais jamais neutre. Elle attend. Elle observe. Elle se tait. Elle nous force à regarder ce que nous aurions zappé ailleurs. Chaque transition est pensée. Le son précède parfois l’image, comme un écho du monde extérieur qui tarde à arriver. La neige est omniprésente. Elle recouvre tout. Elle absorbe les cris. Le blanc devient le symbole de l’enfouissement : des émotions, des vérités, des désirs. On pense à Dreyer pour les visages, à Olmi pour le naturalisme, à Campion pour la sensualité sous-jacente. Mais surtout, on pense à un cinéma éminemment politique sans le dire. Le film ne cite jamais le mot « féminisme ». Il ne parle jamais directement de “patriarcat”, de “normes genrées”, de “répartition inégale des tâches”. Il les montre. Avec une patience féroce. Et ce que le film dit, en creux, c’est que les structures oppressives ne crient pas. Elles s’installent. Elles prennent le ton du père bienveillant. Elles se glissent dans le repas familial, dans les attentes scolaires, dans le rêve d’un avenir tracé pour d’autres. Et elles se transmettent, surtout, sous la forme d’un héritage que personne ne remet en cause. En 2025, alors que l’extrême droite s’installe au pouvoir dans plusieurs régions d’Europe, que les révisions de lois sur les droits des femmes se multiplient, que l’on parle de “retour aux valeurs”, Vermiglio agit comme un miroir. Ce monde rural, catholique, patriarcal et “organisé”, c’est celui que les réactionnaires nous vendent comme idéal. Un monde sans doute stable. Mais à quel prix ? À celui de la soumission des femmes, de l’écrasement des désirs, de la hiérarchie des enfants. À celui du silence. Maura Delpero ne filme pas une utopie paysanne. Elle filme un enfermement poli. Une oppression feutrée. Un ordre figé. Et ce faisant, elle nous alerte. Sans effets. Sans slogans. Avec les outils du cinéma : le cadre, la durée, la lumière, le son. Combien de Lucia, d’Ada, de Flavia, aujourd’hui encore, se taisent en regardant la montagne, rêvent d’un départ mais n’ouvrent jamais la porte ?
| Au cinéma le 19 mars 2025
