Critique | Valeur sentimentale de Joachim Trier | 2h15 | Par Louan Nivesse
Il y a dans Valeur sentimentale quelque chose de presque gênant à force d’être contenu. Ce nouveau film de Joachim Trier, présenté en compétition officielle à Cannes, semble vouloir affronter les spectres de son propre cinéma sans jamais leur laisser vraiment le champ libre. On y retrouve tout ce qui a fait la singularité de son œuvre : la psyché familiale, les lignes de faille générationnelles, les visages traversés d’émotions rentrées, la maison comme territoire mental. Mais cette fois, Trier pousse l’ambition plus loin en inscrivant explicitement son récit dans une dynamique de mise en abyme : un réalisateur vieillissant (Stellan Skarsgård) veut tourner un dernier film dans la maison de son enfance, avec sa fille actrice, autour de leur histoire familiale. Lorsqu’elle refuse, il propose le rôle à une star hollywoodienne. Cette double fiction — celle du film et celle du film dans le film — devient l’espace d’un trouble qui se veut révélateur, mais dont la résolution reste obstinément formelle. Valeur sentimentale est un film hanté par l’idée de transmission, mais qui ne parvient jamais à la désarticuler autrement que dans le langage qu’il prétend remettre en cause.
La maison familiale, dans laquelle se déploie presque toute l’action, condense cette tension centrale entre mémoire et reconstitution. C’est un espace saturé de signes, de silences, de souvenirs, que la caméra arpente avec une minutie presque cartographique. Chaque pièce devient réservoir d’une scène passée ou d’un récit en devenir, chaque recoin contient l’ombre d’un traumatisme transmis. Mais ce lieu, que le film filme comme un sanctuaire, ne vibre jamais tout à fait. À trop vouloir le charger symboliquement, Trier en épuise la matérialité. Là où Bergman ou Assayas savent ménager du jeu dans leurs espaces domestiques, Valeur sentimentale tend à les pétrifier sous le poids du sens. Le réel, ici, est cadré, neutralisé, esthétisé. La douleur y est propre, comme si elle avait été soigneusement vidée de ses échardes. Trier ne filme pas la déchirure, il en filme le mythe. Il ne met pas en scène une mémoire vive, mais une mémoire déjà mise en scène. Cette tendance s’incarne de manière presque caricaturale dans les scènes du film dans le film. On y voit Gustav, le père, montrer à une salle de festival bouleversée un extrait de son œuvre passée : un long plan-séquence d’enfants fuyant des soldats nazis, dont la virtuosité formelle est soulignée par les réactions attendries des spectateurs — notamment celle de Rachel (Elle Fanning), l’actrice américaine, dont le visage s’humidifie à mesure que le plan s’étire. Cette scène, au fond, n’est pas un hommage, c’est une parodie, et c’est peut-être là que Trier est le plus lucide. Il reconstitue à la lettre ce que le cinéma d’auteur international aime à célébrer : le naturalisme enfantin, la douleur historique, la performance technique. Tout y est, et c’est précisément ce trop-plein de signes qui empêche l’émotion de surgir. Mais au lieu de déconstruire ce système, le film le reproduit. L’émotion du spectateur est signalée, encadrée, mais jamais troublée. On comprend que Trier cherche ici à démonter les procédés du « cinéma d’émotion », mais il n’y parvient que partiellement, car il en reste prisonnier. En refusant de s’en détacher pleinement, il perpétue un certain académisme du pathos, sous couvert d’autocritique.

Le personnage de Gustav incarne ce cinéma à la fois admiré et discrédité. Cinéaste radical, intransigeant, amoureux des plans longs et des visages en crise, il offre un miroir peu flatteur du réalisateur auteur : celui qui croit encore à la pureté du geste, à la noblesse du récit autobiographique, au pouvoir de l’image pour dire l’indicible. Trier le dote de traits volontiers ridicules — il offre des DVD de La Pianiste et Irréversible à son petit-fils, méprise les séries contemporaines, fustige le théâtre de répertoire — mais ne le démonte jamais vraiment. Il le regarde avec ironie, sans hostilité. Ce regard ambivalent traduit le positionnement ambigu de Trier : critique du paternalisme esthétique, il en conserve les fondements. Le cinéma de Gustav est celui que le film prétend avoir dépassé, mais il continue à en imposer les termes. Valeur sentimentale ne brise pas la figure du père ; il la remodèle avec plus de douceur, plus de retenue, mais sans jamais véritablement lui retirer le pouvoir. C’est sans doute là que le film trouve ses limites : il échoue à faire advenir une autre voix, un autre regard, malgré les figures féminines qu’il place au centre du récit. Nora, interprétée avec une intensité contenue par Renate Reinsve, est pourtant écrite comme une contre-force. Elle refuse le rôle que son père lui écrit, elle se dérobe à l’injonction familiale, elle revendique le droit de ne pas être assignée à une histoire qu’elle n’a pas choisie. Mais le récit continue malgré elle. Même en refusant le film, elle reste le personnage principal du projet. Même en quittant la maison, elle reste prise dans le récit de son père. La résistance de Nora est mise en scène, mais jamais pleinement entendue. Elle est filmée depuis l’extérieur, depuis le regard de celui qu’elle rejette. C’est un paradoxe cruel : le film donne une place centrale à une figure féminine, mais lui refuse l’initiative narrative. Elle est toujours celle qui réagit, qui refuse, qui s’éloigne. Elle n’est jamais celle qui décide du cours de l’histoire.
Agnès, la sœur cadette, offre une autre forme de dissidence : elle ne refuse pas, elle fouille, elle archive. Elle cherche dans les strates du passé une autre version de l’histoire familiale. Elle ne s’oppose pas frontalement à Gustav, mais elle refuse de se laisser submerger. Cette posture, plus discrète, n’est pas moins politique. Elle propose un rapport au passé qui ne passe pas par sa mise en fiction, mais par sa compréhension. C’est un personnage que le film filme avec respect, mais qu’il laisse aussi en marge. Tout comme Rachel, l’actrice hollywoodienne, qui, d’abord perçue comme une intruse, gagne progressivement en complexité. Elle comprend mieux que Gustav que le projet est voué à l’échec, mais elle joue tout de même, comme si le jeu lui permettait de traverser l’impasse. Ces trois femmes, chacune à leur manière, offrent des alternatives narratives. Le film les esquisse, les frôle, mais ne les laisse jamais prendre le contrôle. On comprend alors que Valeur sentimentale est moins un film sur la transmission qu’un film sur l’impossibilité d’y échapper. Chaque tentative de rupture reconduit le modèle qu’elle conteste. Chaque distance prise avec la figure paternelle ramène au besoin d’en découdre avec lui. Le film fonctionne comme une boucle, un circuit fermé dont il ne cherche pas à s’échapper. Il enregistre la mélancolie de cet enfermement, il la polit, il la rend supportable. Mais il ne cherche pas à la défaire. C’est là sa force et sa faiblesse. Trier filme les limites de son propre dispositif, mais ne les dépasse pas. Il constate, il diagnostique, mais il ne propose pas de solution. Le cinéma, chez lui, n’est pas une réinvention du monde, c’est un commentaire du désastre.
Difficile dès lors de savoir si Valeur sentimentale est une œuvre lucide ou résignée. Il y a dans ce film une intelligence rare, une attention sincère aux affects, une volonté réelle de ne pas reconduire les clichés. Mais cette conscience critique se referme parfois sur elle-même. Elle empêche l’émotion d’advenir, elle coupe court aux débordements, elle lisse les aspérités. Le film nous laisse dans un état étrange : admiratif, mais peu bouleversé. Il est beau, mais fermé. Profond, mais sans réel vertige. C’est un cinéma de la retenue, de la suspension, qui choisit de ne pas trancher. Ce choix peut être vu comme une forme d’éthique. Il peut aussi être perçu comme une limite.
| Au cinéma le 20 août 2025
