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Un crépuscule sans fin sous les feux factices du spectacle | Mars 2025

Mars 2025. Le monde crame sous nos yeux, et nous, on scrolle. L’air est saturé de conneries : intox en rafale, polémiques en perfusion, indignations à durée déterminée. Trump a repris le trône et gouverne comme il tweete, entre menaces sous-cortiquées et caprices de milliardaire sous coke. De l’autre côté de l’Atlantique, l’Europe fait ce qu’elle sait faire de mieux : hésiter, reculer, s’indigner mollement avant de courber l’échine. L’Ukraine ? Personne ne  suit plus. C’est un bruit de fond dans le chaos ambiant, une guerre en pilote automatique, un cauchemar qui continue hors champ. Zelensky implore, Washington zappe, et Macron ?  Il se dérobe . Sa dernière sortie dans le Nord s’est transformée en cortège blindé. « Visite sous haute protection », titrent les médias, comme si dire « un président qui a peur de son peuple » leur brûlait la langue. Alors il attend, planqué derrière ses CRS, que la rage s’épuise, que la rue se lasse, que la résignation reprenne le dessus. Et nous ? On essaie de ne pas s’écraser sous la masse. Les salaires stagnent, les prix flambent, les services publics crèvent la bouche ouverte. Les anciennes colonies envoient valser la Françafrique, la planète s’auto-détruit en boucle — mais les puissants, eux, regardent ailleurs : vers les IA génératives qui promettent de faire le boulot à notre place, vers Mars qu’on rêve de coloniser pendant qu’on achève la Terre, vers leurs portefeuilles bien plus que vers nos urgences. Bref, ils regardent là où brûler ne les concerne pas. Nous, on regarde quoi ? On regarde des films. Parce que quitte à voir la fin du monde, autant qu’elle soit bien cadrée. 

Ciel plombé, dunes en carton-pâte. Putain,  onze balles pour ça ? Une affiche qui promet l’épopée du siècle, et à l’arrivée, un écran de veille mal animé. Un désert généré par une IA sous Lexomil c où Milla Jovovich  erre dans un vide numérique, même la poussière semble en grève. In the Lost Lands, ou quand le budget effets spéciaux ne sert qu’à noyer l’absence de mise en scène sous des pixels dégoulinants. Milla, figée dans des poses héroïques, traverse un décor qui n’existe pas. Dave Bautista, stoïque comme une IA mal paramétrée, grogne en fond sonore. Tout est factice : les monstres en CGI flottent sans poids, les ombres sont mal découpées, et la scène d’action censée nous scotcher — un combat dans un canyon contre des créatures numériques — ressemble à une cinématique de jeu PlayStation mal finie. Les personnages frappent dans le vide, le sang numérique a la consistance d’un sticker WhatsApp, et même le vent est  factice. Pas un grain de sable ne bouge. Pas une lumière naturelle ne filtre à travers ce foutu écran vert. C’est Hollywood 2025 dans toute sa splendeur : un packaging clinquant et creux, une aventure sans âme, un film qui n’est même plus un film, mais une démo technique, un produit calibré au millimètre pour flatter l’algorithme. Du pur formatage sous stéroïdes, conçu pour distraire sans déranger, pour hypnotiser sans éveiller. Comme les promesses de Trump de « rendre sa grandeur à l’Amérique » pendant que les indicateurs sociaux s’effondrent, que les sans-abris envahissent L.A., que Flint attend toujours son eau potable. La poussière numérique du film ? Aussi crédible que les discours des élites au dernier sommet climatique. Chaque texture plaquée sur l’écran rappelle ces engagements creux, ces objectifs bidon, ces « stratégies » qui ne sont que du vent. La mise en scène de Paul W.S. Anderson respire  l’approximation, comme ces ministres qui récitent des plans d’action en conférence de presse alors qu’ils ne foutent rien de concret. Bref, In the Lost Lands n’est même pas un mauvais film. C’est pire. C’est un reflet du monde artificiel , recyclé, marketé pour l’oubli. Un écran de fumée. Un de plus.

Black Box Diaries de Shiori Itō

Dans la salle d’à côté, c’est l’envers brutal de notre hypocrisie collective qui s’affiche en grand. Une porte s’ouvre lentement. Lumière blafarde, couloir désert. Une silhouette chancelle, avalée par l’ombre. L’image tremble, granuleuse, captée par une caméra de surveillance qui regarde sans jamais intervenir – un peu comme la société entière face aux violences sexuelles. Dans Black Box Diaries, Shiori Itō plonge dans sa propre mémoire comme dans un dossier judiciaire à charge. Un film qui capte ce que le Japon préfère ne pas voir : le viol comme structure sociale, comme rouage invisible mais omniprésent. Ici, pas d’effets chocs, pas de violons hollywoodiens, pas de mise en scène destinée à faire pleurer dans les chaumières.  Rien que des images qui cognent, qui restent, qui dérangent. Comme ce plan fixe où Itō attend dans un bureau vide, dix longues minutes, sans que personne ne vienne enregistrer sa plainte – une séquence qui en dit plus sur la réalité des violences sexuelles que tous les grands discours politiques. En France, même rengaine : 80 % des plaintes pour violences sexuelles finissent classées sans suite, selon le dernier rapport du Haut Conseil à l’Égalité. Autrement dit : la majorité des agresseurs peuvent dormir tranquilles, le système veille sur eux. Le film devient une autopsie en direct, une dissection chirurgicale du silence institutionnel. Itō, en filmant sa propre quête, ne cherche pas juste à prouver qu’elle a été agressée – elle met à nu un pays entier, une culture qui préfère détourner les yeux et ériger l’oubli en mode de gouvernance. Parce que l’injustice, ce n’est pas un grand méchant qui surgit dans l’ombre, c’est une accumulation de micro-décisions absurdes, de portes qui restent closes, de regards qui fuient. Comme dans cette séquence insoutenable où elle se retrouve face à un mur d’écrans montrant les images de vidéosurveillance de l’hôtel – preuves irréfutables de son état ce soir-là – mais où un fonctionnaire refuse obstinément de les regarder, préférant s’accrocher à ses formulaires comme un naufragé à sa bouée. Cette scène prend une résonance encore plus brutale aujourd’hui, alors que des vidéos accablantes des violences au commissariat de Rouen ont fuité, exposant ce que tout le monde sait déjà : les violences policières ne sont pas des « dérapages », elles sont systémiques. Mais, comme d’habitude, l’institution nie en bloc, regarde ailleurs, et nous ordonne d’en faire autant. Silence, circulez, y’a rien à voir.

Sauf qu’avec des films comme Black Box Diaries, on ne peut plus faire semblant.

Peaches Goes Bananas de Marie Losier

Et puis soudain, un électrochoc. Peaches Goes Bananas explose dans une déflagration sensorielle qui pulvérise notre passivité. Un battement sourd remonte des entrailles de la salle. Une lumière crue déchire l’espace, transperce les corps, transforme la scène en champ de bataille électrique. Peaches n’est pas filmée : elle est absorbée, recrachée sous forme  d’images tremblantes, brûlantes, saturées. Ce plan où son corps se tord sous les stroboscopes, hurlant dans un micro qui crache moins sa voix que sa rage brute, est une gifle salutaire à une époque qui s’anesthésie en boucle.  Marie Losier filme en 16mm, granuleux, tactile, organique. Chaque plan suinte l’électricité, chaque éclairage découpe une silhouette en perpétuelle mutation. La scène est un champ de bataille et Peaches y sème le chaos à coups de basses et de cris. Un torse nu qui défie les regards. Une bouche qui scande des hymnes bruts. Un corps qui refuse de plier sous la norme.  Pendant ce temps, aux Etats-Unis, les lois anti-trans se multiplient.  L’’obsession réactionnaire va jusqu’à criminaliser les médecins qui accompagnent les transitions. Hunter Schafer, actrice et mannequin trans, vient d’en faire les frais, son passeport étant désormais marqué du genre qu’on lui impose. Le progrès, version régressive. On la laisse défiler pour Prada, mais pour son identité, c’est niet. Faudrait pas pousser trop loin, paraît-il. Entre deux éclats de sueur et de néons, Losier capte ces instants où la rockstar s’efface derrière Merrill Nisker, la créatrice patiente, la survivante d’une industrie qui n’a jamais su où la ranger. Une vibration traverse l’écran, un cri refuse de mourir. Mais dans l’autre monde, celui des smokings et des discours feutrés, règne le silence radio. Ne jamais évoquer la cause trans aux Césars et aux Oscars, alors que l’un des films les plus nommés est Emilia Pérez, c’est un cas d’école en matière d’effacement. Jacques Audiard a réalisé un film centré sur une protagoniste trans, incarnée par Karla Sofía Gascón — qui, rappelons-le, a remporté un prix d’interprétation à Cannes. Mais visiblement, deux minutes pour en parler, c’était trop demander. L’industrie adore s’auto-congratuler sur son progressisme — tant que ça reste décoratif. Tant qu’il s’agit d’agiter quelques slogans en soirée ou de poster un carré noir sur Instagram, tout va bien. Mais dès qu’il faudrait assumer une figure trans, complexe, qui dérange ou qui ne coche pas toutes les cases de la respectabilité morale du moment ? Silence radio. Karla Sofía Gascón a été ensevelie sous un monceau d’indifférence, sous prétexte de tweets problématiques — sans vraie discussion, sans mise en contexte, sans même reconnaître la puissance historique de sa performance. Et pendant ce temps, l’industrie continue à se féliciter d’être « inclusive ». Priorités, hein.

On ira d’Enya Baroux

Et puis, il y a ce voyage impossible vers une mort digne. Un camping-car bringuebalant, avalé par l’asphalte, comme un vaisseau à la dérive . Une grand-mère au regard fixe, un fils qui ne sait plus à quoi se raccrocher, une adolescente absorbée par l’écran de son téléphone, étrangère à la tragédie qu’elle traverse en direct. On Ira nous embarque sur une route que des milliers de Français prennent chaque année, discrètement, clandestinement, avec ce mélange de peur et de résignation. Destination : la Suisse, cet eldorado du droit à mourir, cette ligne invisible où l’interdit devient un droit. Marie va mourir. Elle l’a décidé. Cette séquence où elle se tient face à la fenêtre de son hôtel genevois, regard perdu sous la pluie, résume toute  notre hypocrisie nationale. Pendant ce temps, en France, la loi sur la fin de vie continue de faire des allers-retours entre les commissions parlementaires, éternellement repoussée, taillée en pièces par des amendements jusqu’à en devenir méconnaissable. On débat, on argumente, on repousse, mais en pratique , 4 000 euthanasies clandestines ont lieu chaque année, en catimini, dans des hôpitaux où des médecins jouent les funambules entre humanité et interdiction. Officiellement, la France ne laisse pas mourir. En pratique, elle ferme les yeux et laisse faire. La caméra traque les visages, scrute les silences, enferme les personnages dans un cadre étroit, étouffant, comme ce pays qui préfère ne pas voir. Une scène : Marie regarde sa petite-fille danser au milieu d’un campement gitan, au son de  Voyage, voyage. Une illusion, un sursis. Comme si, pour quelques instants, elle pouvait s’extraire du compte à rebours. Comme si, dans le mouvement de cet enfant, il y avait encore un peu de temps, un peu de vie à saisir. Hélène Vincent, magnifique, habite chaque souffle, chaque retenue, chaque ombre de cette femme qui sait mais qui cache. On ressort de On Ira avec un goût amer . La route s’arrête avant la fin. Marie disparaît, mais on ne la voit pas partir. Peut-être parce que le film, à l’image du pays qu’il raconte, ne sait pas comment filmer la mort. Peut-être parce que, comme ces députés qui votent des motions mais jamais de lois définitives, il préfère rester sur le seuil. Feindre d’avancer. Faire semblant de ne pas entendre ceux qui, déjà, prennent la route.

A Real Pain de Jesse Eisenberg

A Real Pain ne détourne pas le regard, lui. Un hangar vide, lumière crue. Quelques chaises alignées, un silence de plomb. Puis une voix, mécanique, qui énumère des noms. Là où d’autres hésitent sur le seuil, Jesse Eisenberg pousse la porte. Le film suit deux cousins que tout oppose, réunis malgré eux pour un voyage mémoriel en Pologne, sur les traces de leur histoire familiale. Entre ressentiment, incompréhension et quête de sens, ils confrontent leurs névroses personnelles à l’ombre de la Shoah. Cette séquence à Majdanek où la caméra s’arrête, où le silence s’impose enfin, est d’une puissance rare. Pas de musique, pas d’aphorismes, pas d’ironie. Juste la pesanteur des lieux. Un instant de silence dans un monde qui en produit si peu. Et dès qu’on quitte la salle, tout recommence. Les images des massacres à Gaza défilent sur nos écrans : vite vues, vite oubliées. L’indignation s’use, la mémoire s’effiloche, et on passe au post suivant. Le film avance comme une errance, une fuite en avant où chaque image cherche à saisir  ce qui nous échappe : le rapport absurde entre notre quotidien et l’Histoire. Kieran Culkin enchaîne les provocations, rire nerveux en bandoulière, Jesse Eisenberg scrute, analyse, mais ne trouve pas les mots. Ce plan où ils se tiennent côte à côte face à un mur de chaussures récupérées sur les victimes est glaçant : deux Américains perdus dans une histoire européenne qui les dépasse, comme ces touristes qui continuent de faire des selfies devant les ruines ukrainiennes à Kiev, ignorant que la guerre continue à quelques centaines de kilomètres. Leur voyage devient alors un miroir troublant de notre rapport à la mémoire et au deuil collectif, interrogeant  la façon dont les tragédies passées résonnent – ou s’effacent – dans notre conscience moderne. Comment se tenir devant l’horreur ? Doit-on la commenter ? Ou faut-il juste se contenter de s’y confronter ? Pas de réponse. Juste un malaise qui s’infiltre et ne nous lâche plus. Notre époque consomme la mort en boucle. Guerres en direct à la télévision, exécutions virales régurgitées par l’algorithme. Eisenberg assume l’affrontement. Il ne tombe pas dans la grandiloquence, il laisse le vide parler. Un vide qui résonne étrangement avec notre époque : pendant que les personnages arpentent les ruines du passé, le présent brûle. Gaza, Marioupol, Khartoum – des milliers de corps que personne ne filme plus. Parce qu’à force de tout voir, on ne voit plus rien. Et pourtant, demain, les Oscars salueront un film sur la « mémoire » avec des discours larmoyants, avant que le tapis rouge ne redevienne un spot publicitaire pour la dernière collection Balenciaga.

Et pendant ce temps, Hollywood et Paris distribuent des statuettes dorées comme si tout roulait, comme si le monde n’était pas en train de sombrer sous leurs projecteurs bien lustrés. Les Oscars nous vendent du « courage » et de la « résilience » pendant que leurs sponsors, ces mêmes multinationales qui surfent sur la philanthropie de gala, continuent d’équiper des dictatures et de financer des mines antipersonnel au Yémen. Les Césars célèbrent l’ »audace » et la « diversité » pendant que les films d’auteur meurent en silence, que les petites salles disparaissent sous les bulldozers de l’uniformisation culturelle. Qu’on se réjouisse pour L’Histoire de Souleymane, un film qui existe malgré tout, un film qui dérange et dit quelque chose d’essentiel, d’accord. Mais pour combien d’histoires comme la sienne qui passent à la trappe ? Combien de voix coupées au montage du grand spectacle global ? L’horreur n’est plus qu’un élément de décor. Une esthétique du désastre, digérée et resservie sur grand écran, pendant que la vraie violence, celle qui ne rentre pas dans les cases du marketing humaniste, est condamnée au hors-champ. Personne ne regarde. Personne ne ressent. On scrolle. On like. On oublie. Jusqu’à la prochaine vague d’indignation sponsorisée.

Faire la guerre en 2025, c’est ringard ? Évidemment. Mais attention, elle a fait peau neuve, elle a mis des filtres Instagram et des sous-titres en anglais pour maximiser l’engagement. La guerre, c’est plus seulement des tanks et des missiles, c’est une guerre contre la vérité, contre la mémoire, contre tout ce qui pourrait ressembler à un monde qui ne tournerait pas exclusivement autour du profit et des mâles en costard qui se prennent pour des stratèges. Une guerre où l’info est tellement surchargée qu’on ne voit plus rien, où l’histoire est réécrite en boucle, où même la souffrance devient un bon plan marketing pour booster son branding personnel. Comme ces influenceurs qui se font sponsoriser un aller-retour sur le front ukrainien, selfie en gilet pare-balles à l’appui, avant de rentrer peaufiner leur storytelling depuis un hôtel cinq étoiles à Varsovie. Si Black Box Diaries nous apprend un truc, c’est bien ça : filmer, c’est résister à l’effacement. Un vrai plan-séquence, brut, sans mise en scène, ça dit plus que toutes les conférences de presse creuses. Quand tout semble noyé dans le grand bain de la communication et du mensonge industriel, une seule image honnête peut encore réveiller quelque chose en nous. Enfin, pour ceux qui ont encore une capacité d’indignation – ce qui, de nos jours, relève presque de l’héroïsme.

Et pendant ce temps-là, Macron, jamais en retard sur une bonne idée sortie d’un cerveau de techno, a décidé qu’on devait tous se préparer à la guerre. Oui oui, toi, moi, nos voisins, tout le monde, parce que la « menace russe » est là, partout, prête à s’infiltrer sous ta porte pendant que tu scrolles TikTok. Résultat : il veut  faire exploser le budget de la défense, passant de 2% à 5% du PIB – 90 milliards d’euros.  De quoi loger tous les précaires du pays ou sauver l’hôpital public. Mais bon, c’est tellement plus fun de jouer à Risk grandeur nature. Et comme y’a jamais assez de chair à canon, il pousse aussi pour une « mobilisation citoyenne », genre « engage-toi volontairement avant qu’on vienne te chercher ». De l’autre côté de l’Atlantique, Trump et Zelensky se regardent en chiens de faïence, et Washington commence à fermer le robinet de l’aide militaire. Conclusion ? L’Europe va devoir se débrouiller toute seule, et Macron compte bien nous faire comprendre que ça veut dire « vous allez aller mourir pour Total et Dassault ». Alors autant profiter de la salle de cinéma pendant qu’on en a encore le droit. Parce que si, comme moi, tu comptes pas aller te battre pour des politiciens qui ne pensent qu’avec leur orgueil, leur racisme et leur portefeuille (surtout leur portefeuille), va falloir s’attendre à quelques complications. Loi martiale, surveillance généralisée, arrestations préventives, tout est sur la table. Bref, d’ici quelques années, on risque de regretter l’époque où le pire truc qu’on pouvait voir sur un écran, c’était un Marvel mal branlé.