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The Brutalist | Reflets d’illusions

Si un film pouvait se résumer à une seule image, alors The Brutalist serait cette statue de la Liberté renversée qui ouvre le récit. Un rêve américain mis à l’envers, une icône déchue qui bascule sous son propre poids. Mais cette composition ne se contente pas d’être une simple provocation visuelle : elle est la promesse d’un cinéma qui veut tout régir par l’image, imposer une vision. Dès les premiers instants, Brady Corbet ancre son univers dans un vertige, un tremblement du cadre, comme si son film doutait de sa propre stabilité. L’arrivée de László dans ce monde inversé suggère une trajectoire qui ne sera pas celle d’une ascension, mais d’un écrasement progressif. Et pourtant, cette idée forte se fige rapidement sous le poids du formalisme. Chaque plan cherche à démontrer quelque chose, chaque image semble dictée par une volonté d’appuyer un discours, au point que l’œil du spectateur, loin d’être libre de naviguer dans ce monde en ruine, se retrouve prisonnier d’une mise en scène verrouillée. La statue renversée n’annonce pas une déconstruction, mais un édifice rigide qui s’enferme dans sa propre rigueur esthétique, étouffant toute respiration.

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Le film pose une question essentielle : que reste-t-il du pouvoir des images lorsqu’elles deviennent trop monumentales, trop verrouillées dans leur propre esthétique ? Peut-on encore croire à une narration lorsqu’elle ne laisse aucun espace au spectateur, lorsque chaque plan devient une démonstration de force, une fresque imposée plutôt qu’un monde à explorer ? C’est ici que réside la plus grande faiblesse du long-métrage : son ambition affichée de brutalité architecturale se heurte à un excès d’ornementation et de didactisme, à une imagerie qui, au lieu de se révéler brute et essentielle, est lestée par une surcharge de symboles. Nous sommes dans la salle, prêts à embarquer pour 3h30 d’un voyage sensoriel, mais dès les premières séquences, quelque chose coince. Nous ne regardons pas une œuvre qui nous absorbe, nous sommes soumis à un édifice figé qui assène son message, une architecture sans respiration, où l’œil ne peut que suivre un tracé rigide, défini à l’avance. À force de vouloir contrôler son espace, Corbet ne nous invite pas à l’habiter. Il nous y enferme. 

Le récit suit la trajectoire de László Tóth (Adrien Brody), architecte juif hongrois rescapé de la Shoah, embarqué malgré lui dans une relation de dépendance avec un mécène omnipotent, Harrison Van Buren (Guy Pearce). Une relation qui fonctionne comme une allégorie du rapport de force entre l’artiste et son commanditaire, entre la vision et l’institution qui l’accueille, la façonne  et l’altère. Mais cette dynamique, pourtant prometteuse, se voit rapidement trahie par la mise en scène elle-même : au lieu de questionner cette emprise, elle finit par imposer au spectateur un même rapport de soumission. Loin du minimalisme radical revendiqué par le brutalisme, le film se complaît dans l’accumulation et l’ornementation, surlignant sans relâche son propos, ne laissant aucun espace à l’interprétation.

Prenons cet instant où László et Erzsébet (Felicity Jones) se retrouvent enfin, après des années de séparation. L’émotion devrait naître du simple fait de les voir ensemble, de sentir dans un regard ou une posture, l’ampleur de leur histoire. Mais Corbet, comme s’il doutait de la force intrinsèque de son récit, surcharge la scène  par des dialogues sur-explicatifs, une musique écrasante, un cadrage trop soigneusement composé qui ne laisse place à aucune fragilité. L’image devient un outil de démonstration plutôt qu’ un vecteur d’émotion.

Il en va de même pour la scène du viol, un basculement qui, plutôt que de s’inscrire naturellement dans le récit, surgit comme un choc frontal. Tardive, elle survient alors que László, déjà brisé par la pression physique et psychologique imposée par Van Buren, subit  un dernier acte de domination pure. Corbet opte pour  une mise en scène distanciée, un cadre immobile, presque impassible, qui amplifie l’impuissance du protagoniste et du spectateur. Pas de mouvements brusques, pas de gros plans sur les visages déformés par la douleur ou la rage : la violence est contenue dans le hors-champ, suspendue dans un silence oppressant, seulement troublé  par une respiration saccadée, une lumière crue découpant les silhouettes en fragments d’ombres. Cette retenue aurait pu conférer une force tragique à la scène, mais elle semble surtout illustrer, une fois de plus, le message déjà martelé par le film. L’artiste, ici incarné par László, n’est qu’un pion, un être consumé par un système dont il ne peut s’extraire. Pourtant, plutôt que d’explorer les ramifications de cette relation de domination, la scène ne fait que souligner, avec une insistance parfois pesante, la brutalité implacable de cet univers. On ne découvre rien de nouveau sur la mécanique du pouvoir ou sur la psyché des personnages. La  démonstration visuelle est  glaciale, et elle  finit par étouffer toute autre forme de réflexion.

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La mise en scène adopte une approche presque méditative dans les carrières de marbre de Carrare. La lumière froide et diffuse enveloppe ces blocs massifs, comme un sanctuaire figé dans le temps. László s’y abandonne un instant, cherchant dans la blancheur du marbre une échappatoire à la brutalité qui l’écrase. Son souffle court, sa posture relâchée, tout suggère un relâchement, une illusion de paix. La caméra suit cette suspension avec une lenteur mesurée, effleurant les surfaces lisses, captant l’espace comme un vide accueillant. Puis, l’équilibre se brise. Une chute de pierre, un bruit sec, une croix brisée incrustée dans la roche, comme un funeste présage. László vacille, son corps, d’abord ancré, devient un poids déplacé, emporté par une force extérieure. La perception du personnage bascule : d’abord dans l’incompréhension, un temps de flottement où il tente d’attraper une réalité qui lui échappe, puis dans la sidération, un silence qui étouffe toute réaction. L’agression est morcelée, le cadre se fragmente, la poussière trouble l’image, l’air devient opaque, irrespirable. Le son, d’abord feutré, enfle en une cacophonie qui écrase tout repère, chaque note stridente martelant son impuissance. 

Politiquement, The Brutalist ne cache pas son ambition. Il entend s’inscrire dans une critique du rêve américain, du mécénat prédateur et de la marginalisation des minorités. Van Buren est une figure à peine voilée de l’Amérique trumpienne, un patriarche tout-puissant dont la caricature frôle la parodie, un ogre capitaliste qui manipule son protégé avec une fausse bienveillance, réduisant la critique sociale du film à un exercice de démonstration laborieux. Lorsqu’il ouvre les portes de sa demeure à László, Van Buren orchestre un spectacle grandiose, une parade silencieuse où chaque objet de luxe exposé devient un trophée, témoignage de sa puissance. La caméra s’attarde sur les détails : un cigare encore fumant posé sur un cendrier d’onyx, un tableau de maître accroché  avec négligence comme une simple décoration, une bibliothèque où les livres semblent choisis davantage pour leur reliure que pour leur contenu. Tout respire l’excès et la domination feutrée. László, simple invité, erre dans cet espace comme un figurant dans un décor qui n’est pas le sien. L’opulence ne sert pas ici à impressionner, mais à rappeler que la main qui donne est aussi celle qui contrôle. Pourtant, la mise en scène oscille sans jamais choisir clairement son camp : épouse-t-elle le regard de László, captif d’un univers qui le dépasse, ou met-elle en scène la lutte tacite entre l’architecte et son mécène, inscrivant dans l’image une confrontation muette où chaque regard devient un duel ? Au lieu de jouer cette tension sur la durée, Corbet préfère accentuer les contrastes, martelant les rapports de pouvoir jusqu’à l’évidence. En surlignant chaque symbole, il ne laisse aucune place à l’ambiguïté, figeant une critique sociale qui aurait gagné à se glisser dans les interstices, à s’insinuer plus subtilement dans la perception du spectateur.

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C’est dans son  incapacité à faire confiance à l’image que le cinéaste échoue. Il ne s’agit pas d’un échec technique – la photographie est somptueuse, le cadre rigoureux, le montage impeccablement millimétré –,mais d’un échec de vision. Là où un Tarkovski ou un Antonioni laissent respirer leurs plans, ouvrant un dialogue entre l’image et le spectateur, des cinéastes américains comme Terrence Malick ou Paul Thomas Anderson sculptent des espaces où l’image devient une expérience sensorielle. Dans The Tree of Life, Malick capte la lumière qui glisse sur les visages, les bribes de mémoire flottant  tels des fragments épars, construisant une poésie visuelle qui transcende le récit. Anderson, lui, agence ses plans dans There Will Be Blood comme des tableaux habités d’une tension sourde, où le silence est une arme et les gestes des personnages sculptent la dramaturgie. En comparaison, Corbet fige son récit dans une esthétique rigide, où chaque image semble contrainte de surligner son intention, empêchant toute respiration, toute sensation d’inattendu. Le seul moment où l’on reprend son souffle, c’est durant l’entracte. Cette pause imposée au spectateur est presque ironique : alors que le film n’a de  cesse d’écraser son audience sous le poids de sa mise en scène, il s’accorde soudain un instant de répit, un espace vide où rien ne se joue, sinon l’attente du retour à l’image. C’est un moment suspendu, une rupture bienvenue où le silence, paradoxalement, exprime bien plus que la démonstration incessante qui l’entoure. Une respiration qui met en évidence ce que le reste du film refuse de concéder : la nécessité du vide pour que l’image retrouve son poids.

Censé redéfinir toute la narration, le retournement final surgit sous la forme d’une révélation soudaine : le bâtiment conçu par László pour Van Buren est en réalité une réplique structurelle des camps de concentration où il a été interné. Dans un dernier acte de résistance silencieuse, l’architecte, sous l’égide d’un mécénat oppressif, inscrit dans le béton même de son œuvre la mémoire de son traumatisme. Ce moment est filmé avec un solennel maniérisme. En effet, la caméra explore les couloirs massifs, révélant progressivement des similitudes troublantes avec les plans d’Auschwitz, une symétrie qui glace le spectateur. L’éclairage, d’abord chaleureux et triomphal, devient clinique, métallique. László lui-même, réduit à une silhouette vacillante au milieu de son propre édifice, contemple l’ampleur de son geste. La musique s’efface pour laisser place à un silence pesant, interrompu seulement par des échos lointains de pas résonnant dans l’immensité du lieu. Si cette révélation éclaire rétrospectivement l’ensemble du film sous un nouvel angle, elle ne fait que resserrer la mécanique d’un récit déjà verrouillé par son propre discours. Tout ce qui précède devient subordonné à cette ultime démonstration, annulant toute ambiguïté possible et réduisant la trajectoire du personnage à une fatalité programmée. Ce que The Brutalist échoue à comprendre, c’est que la force d’une image ne réside pas dans son contexte explicatif, mais dans ce qu’elle permet d’évoquer au-delà de sa surface visible. À trop vouloir impressionner, à trop vouloir imposer une lecture unique, Corbet finit par faire de son œuvre un monument figé, incapable de vibrer autrement que dans la grandiloquence de ses ambitions. Il reste cependant une vérité dans cette odyssée filmique : celle d’un réalisateur qui, malgré son didactisme, n’a pas peur de voir grand. Son film se veut cathédrale de cinéma ; il n’est finalement qu’un mirage de béton, imposant mais creux. Dans l’art comme en architecture, le brutalisme n’a de sens que lorsqu’il laisse un vide à habiter. Corbet, lui, a rempli tous les espaces possibles, ne laissant que peu de place à l’imagination. Et l’imagination, c’est pourtant là que réside le véritable pouvoir des images.