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Slocum et moi | Grandir sous le regard d’un père

Les mains plongées dans la sciure, le jeune François observe son père tracer une ligne sur le bois. Ce n’est pas qu’un simple trait, c’est une direction, une promesse de voyage sans départ. L’éducation d’un enfant, dans Slocum et moi, ne passe ni par l’école ni par des leçons explicites, mais par le geste, le regard et l’absence de mots. Jean-François Laguionie filme l’apprentissage non pas comme une transmission verticale mais comme une imprégnation silencieuse, un mimétisme inconscient où le fils hérite autant des silences que des obsessions du père.

Derrière le frémissement du fusain sur le papier ou la caresse du pinceau sur l’aquarelle, c’est tout un monde qui se dessine ; celui d’un enfant en quête de sa place, tiraillé entre un père taiseux et une mère solaire, entre un horizon qui l’appelle et un jardin qui le retient. La mise en scène épouse cette dualité : le cadre enferme souvent François dans des intérieurs étroits, où les lignes de fuite sont bouchées par la coque du bateau inachevé. Pourtant, à travers une fenêtre entrouverte ou un reflet dans une flaque, on aperçoit la rivière, promesse d’un ailleurs qui semble susurrer à l’oreille du garçon. L’éducation ici n’a rien d’un parcours balisé. Elle se fait par la répétition des gestes, par la patience imposée par la construction d’un bateau qui, plus qu’un départ, devient un terrain d’apprentissage. Comme si l’essentiel ne résidait pas dans la finalité, mais dans l’acte lui-même. La métaphore est limpide : le père n’éduque pas en préparant son fils à un monde extérieur qu’il maîtrise, mais en lui offrant un espace où se forger sa propre trajectoire. Un cheminement fait de doute et de persévérance, où chaque coup de marteau est à la fois une preuve d’amour et un aveu d’impuissance.

Le film, avec ses couleurs diaphanes et son trait délicat, ravive le passé sans l’enfermer dans une mélancolie figée. Il enregistre les mutations d’un monde où l’éducation populaire, celle qui se transmettait au sein des foyers et dans les arrière-cours, s’efface peu à peu au profit d’une norme plus institutionnelle. Construire un bateau dans un jardin, c’est croire encore à une forme d’apprentissage libre, non dicté par des programmes ou des résultats mesurables. Mais c’est aussi se heurter aux limites de cette liberté : si l’embarcation ne prendra jamais le large, l’enfant, lui, devra apprendre à naviguer autrement. Et c’est dans la lecture qu’il jette l’ancre, trouvant refuge dans ce territoire où la réalité lui échappe. À la lueur d’une lampe de chevet, il suit les aventures de Joshua Slocum, cet autre père absent qui, lui, a su partir. Le livre devient alors un double du bateau : un espace de construction mentale, une projection d’un voyage impossible. Cette superposition des récits est subtilement tissée : les pages tournées par François se fondent parfois avec la texture même de l’animation, comme si les mots imprégnaient le dessin, comme si le rêve et la réalité se confondaient l’un dans l’autre.

Si Slocum et moi est un récit d’apprentissage, c’est un apprentissage sans guide clair, sans transmission immédiate. Le père n’explique rien, il montre. Il ne dit pas « je t’aime », il sculpte une proue de bateau sous les yeux de son fils. François, lui, apprend autant par ce que son père fait que par ce qu’il ne fait pas. La parole manque, les gestes tâtonnent, mais c’est dans ces silences que naît le plus bel héritage : celui d’un regard sur le monde, d’un désir de création. Lorsque le dernier plan s’attarde sur le bateau resté à terre, le spectateur comprend que le véritable voyage a déjà eu lieu. Ce n’est pas l’eau qui importe, mais le temps passé à tracer des lignes, à planter des clous, à rêver d’un ailleurs. En éduquant son fils sans jamais vraiment le savoir, en lui léguant un rêve inachevé, ce père lui a offert bien plus qu’une embarcation : il lui a appris à construire. Avec ou sans bateau, (Jean) François (Laguionie), lui, finira par larguer les amarres.