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[RETROSPECTIVE] Manderlay – Entre paradis perdu et dictature déguisée

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Par William Carlier

Après Dogville (2003), le réalisateur Lars Von Trier pensait à une suite en changeant d’actrice principale pour incarner Grace. Bryce Dallas Howard se substitue donc à Nicole Kidman pour une œuvre développant un peu plus les racines américaines en partant de la discrimination. Manderlay commence directement après les évènements du premier film, où Dogville avait fini en flammes. Grace se retrouve dans la pleine plantation de « Manderlay », découvrant que l’abolition de l’esclavage n’a certainement pas permis la fin de cet exercice sur les lieux. Son père la laissant seule, c’est désormais à elle de s’imposer, avec l’aide de quelques serviteurs bien armés…

© Les Films du Losange

L’interprétation de Bryce Dallas Howard peut surprendre tant le jeu d’expression est peu semblable à celui de Kidman en un sens, d’autant plus que l’actrice a une identité physique plus masculine ici, les cheveux au carré. C’est bien parce que Lars Von Trier parle de l’absence du père, que le personnage change de nouveau, apprenant des leçons de Dogville. Il faut prendre les rênes, à défaut qu’il y ait un shérif menant à bien sa mission, pour remédier à l’ampleur des discriminations raciales. Le film conserve l’ironie bien présente dans le premier film par le moyen de la voix-off, toujours très voire trop utilisée. Si la spatialisation est analogue à celui-ci également, Manderlay fait curieusement moins théorique. C’est-à-dire que le tout se renouvelle un peu moins dans la mise en scène, les choix de cadrage, tout en restant très pertinent sur le discours politique.

Grace tente d’imposer un Paradis pour les discriminés, avec ses longs discours et ses déclarations toutes faites, sans réaliser qu’elle ne fait que reproduire un schéma ayant tout d’une forme de dictature. Le film gagne certainement à humaniser les rapports de Grace avec autrui, qui tente de faire renaître le paradis perdu qu’est cette Amérique. Les photographies en noir et blanc incrustées rendent également compte de l’horreur de la situation, et de l’urgence pour le personnage à chercher des solutions. Le discours tenu par Von Trier n’est certainement pas bienpensant, mais juste à représenter tous les hommes, noirs et blancs comme capable de produire la violence envers l’autre. En instaurant ses règles, la protagoniste ne fait que cultiver les stéréotypes raciaux, classant les bonnes gens entre eux. Ceux-là reproduisent entre eux les injustices, accusant et violentant l’autre comme bon leur semble pour la justice « démocratique » établie.

© Les Films du Losange

L’intrigue reste toutefois un peu moins passionnante, et la maîtrise des registres moins efficace, mais il y a si peu d’œuvres cinématographiques mettant en lumière le paradoxe de certains discours humanistes, et démocratiques. Les degrés de lecture sont enrichis par des sous-intrigues éclairantes sur la psychologie de Grace. Violée dans Dogville, elle profite de sa position pour assouvir ses pulsions sexuelles avec un « nègre fier », ne sachant pas y résister au quotidien. Son orgasme à l’occasion d’une scène où son visage est caché par un foulard est tout autre que le cri de douleur du premier film après le viol. Une libération pour elle, et un consentement forcé pour l’autre ?

L’ambiguïté réside très fortement sur ce personnage, qui prend plaisir dans la recherche de l’assouvissement de ses désirs autant qu’elle devienne un monstre inconsciemment. La grâce accordée par le Christ aux esclaves n’existe tout simplement pas aux yeux du cinéaste. Von Trier s’est probablement inspiré des années 30 où la ségrégation était maintenue pour livrer un chapitre de désespoir, où l’héroïne de la ville infernale devient l’oppresseur communautariste.

Manderlay de Lars Von Trier, 2h19, avec Bryce Dallas Howard, Isaach de Bankolé, Danny Glover – Ressortie au cinéma le 12 juillet 2023 dans le cadre de la rétrospective Lars Von Trier, projeté à la 51e édition du Festival La Rochelle Cinéma

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