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L’Enfer | Jalousie maladive

L’enjeu était de taille pour Claude Chabrol, réussir à adapter l’inadaptable script du film d’Henri-Georges Clouzot jamais achevé, mettre en scène la folie destructrice de son personnage principal sans tomber dans le ridicule. Puisqu’après tout, il ne s’agit que de conter la descente aux enfers du couple idéal, celui de Paul (François Cluzet) et Nelly (Emmanuelle Béart), après le mariage et la naissance de l’enfant.

Non sans quelques maladresses d’écriture, l’Enfer captive parce qu’il est psychologique. Ellipses, coupes et fonds noirs persistent sur les deux heures de film, à ne plus se souvenir quelle était la fin de la séquence précédente, passant d’un cauchemar éveillé à un autre quoique pas si différent. Le cauchemar est un long cycle pour son personnage principal, admirablement bien interprété par François Cluzet, ne parvenant jamais à se sortir de sa jalousie permanente. Les ellipses accentuent d’autant plus la sensation de paranoïa ambiante, le personnage comme le spectateur se perd dans le temps, ne parvient plus à discerner le vrai du faux. Toutefois, il est compréhensible de reprocher au métrage de Chabrol un manque de nuances, les séquences de jalousie s’enchainant, le torturé passant des larmes à la colère.

Paul regarde Nelly placée dans le hors champ / A chaque époux, chaque miroir. 

Mais le film conserve un paradoxe évident : alors que le mari est victime de sa folie, la femme est victime d’harcèlement moral et de violences domestiques de son époux. Les deux personnages sont des sujets confrontés à une seule et même institution, le mariage comme épreuve du temps. Nelly s’en accommode rapidement, et pardonne de manière réitérée son mari, Paul n’y parvient pas, sombre dans ses délires paranoïaques, souffre en silence sur une longue durée. Le cadrage insiste sur la position de son personnage principal, le mari est figé, enfermé dans le cadre tandis que la femme est éprise de sa liberté, les travellings la suivent, Paul tente de la rattraper mais sort du cadre à l’occasion d’une poursuite du yacht, jaloux de Martineau (Marc Lavoine).

On ne peut que penser à Alfred Hitchcock que Chabrol affectionnait particulièrement, tant il s’agit de dédoubler et déformer la réalité, mais également de reprendre un thème récurrent du cinéaste américain, celle du questionnement sur la folie. L’homme doit-il se fier à son intuition, interpréter davantage, ne pas écouter sa voix intérieure ? Comme chez Hitchcock et son immense Vertigo (Sueurs Froides), le personnage souhaite découvrir le « vrai » visage de la femme qu’il aime, quitte à se perdre lui-même, ici ce n’est plus le complot qui détruit Paul, seulement Paul. Parce qu’il voit trop ou pas assez (traduits par la mise en scène, en gros plans, parfois net ou flous), Paul se met à imaginer derrière les miroirs et le film projeté toutes sortes de vérités possibles.  Nous en sommes les premiers conscients, voyons en biais Nelly comme James Stewart apercevait le chignon de Kim Novak, se retrouvant de nouveau perdu.  

Paul ne recherche pas de vérité, il se persuade de la vérité qu'il établit : contrairement à Vertigo (droite), il n'y a pas de femme "cachée", seulement un homme tapis derrière un mur ou un buisson. 

L’Enfer joue également sur la perception de la femme, celle que souhaite posséder et aliéner Paul. Le personnage d’Emmanuelle Béart pourrait demeurer l’archétype de la femme provocante, si le film ne jouait pas sur la dualité des regards, le regard intérieur et extérieur sur la femme et l’homme. Paradoxalement, Nelly cède très facilement avant l’épilogue à se faire enfermer par Paul, elle qui disait ne pas se laisser faire et donner des raisons à Paul de sa jalousie s’il continuait ses crises ; de la même manière, Paul passe de la victime d’une jalousie maladive à la bête battant sa femme, enragée et incontrôlable.  Cette ambiguïté demeure essentielle pour que le drame psychologique puisse fonctionner.

Claude Chabrol signait un film majeur dans sa filmographie, en pleine continuité avec le reste de ses œuvres, s’attardant de nouveau sur une étude psychologique de ses personnages tout en se permettant de rendre hommage à ses maîtres, Clouzot et Hitchcock. Il peut sembler que François Cluzet comme Emmanuelle Béart se soient perdus eux-mêmes pour le film, au regard de leurs performances éprouvantes, ce n’est pas très étonnant, Romy Schneider et Serge Reggiani l’avaient été tout autant. Une adaptation à redécouvrir d’urgence dans sa version restaurée.