Critique | Queer de Luca Guadagnino | 2h16 | Par Julien Homère
Se perdre. William S. Burroughs connaissait l’acte par cœur. Une vie passée à fuir ses démons et ses souvenirs, hanté par ses fantômes et ses remords galopants. Un être cherchant à s’oublier dans l’héroïne, le sexe, l’alcool et les flingues. Jusqu’à s’effacer lui-même, plombé par la honte. Seul, terriblement seul, et pourtant entouré de ses frères d’armes de la Beat Generation. Si Le Festin nu trône aujourd’hui chez Gibert Joseph, c’est en grande partie grâce à Allen Ginsberg et Jack Kerouac. Ce sont eux qui ont aidé Burroughs à assembler son manuscrit, épars et chaotique, façonné au fil des feuillets, sous l’influence des drogues et de la décadence poisseuse de Tanger.
Ce roman fut une bombe dans le milieu littéraire, semant scandale et censure sur son passage, au point de devenir culte et de faire de son auteur une icône de la contre-culture. Un gourou pour une génération d’artistes, de Kurt Cobain à David Bowie en passant par Gus Van Sant. Une influence renforcée avec la sortie de Le Festin nu (The Naked Lunch) en 1991. Dans ce chef-d’œuvre, David Cronenberg donne une nouvelle portée aux allégories délirantes de Burroughs, tout en brossant un portrait cruel de sa vie. Emblématique, le meurtre accidentel de Joan Vollmer jalonne le film — tuée par l’écrivain lui-même lors d’un funeste jeu de Guillaume Tell. Chaos et tragédie continuent de fasciner, comme en témoigne l’adaptation de Queer par Luca Guadagnino. Une biographie à peine voilée, qui résonne aujourd’hui dans nos salles obscures.

Nous y suivons William Lee (Daniel Craig), dandy perdu dans le Mexico des années 50, éclusant les shots de mezcal pour noyer son mal-être dans les clubs gays. Sa route croise celle d’Eugène Allerton, jeune homme dont il va tomber amoureux. Queer raconte cette relation complexe, les unissant et les précipitant vers les contrées floues du sexe et des drogues dures.
Qu’il est bon de retrouver Luca Guadagnino au sommet de sa forme ! Cinéaste fascinant mais inégal, sa carrière en dents de scie oscille entre le prodige générationnel (Call Me by Your Name) et la purge oubliable (Bones and All). L’un nous émouvait dans la campagne idyllique de Crémone tout en révélant un jeune acteur aujourd’hui incontournable. L’autre le recyclait cinq ans plus tard dans un récit où l’ennui rivalisait avec le vide du propos. Jamais effrayant, jamais captivant, malgré une somme de talents impressionnante, Bones and All incarnait l’échec artistique d’un Guadagnino capable de mobiliser les meilleurs comédiens, techniciens, musiciens (Trent Reznor et Atticus Ross à la BO), les meilleures histoires… sans pour autant savoir quoi en faire. Des milliers d’artistes rêveraient d’un tel luxe. Certains accouchent de perles avec le quart de ses moyens. De quoi s’inquiéter : avions-nous trop vite couronné cet auteur ?
Les rumeurs de projets en pagaille (American Psycho, Scarface, Sa Majesté des mouches, etc.) confortaient ce mauvais pressentiment. La marque des faussaires paniqués, se réfugiant derrière de grandes œuvres dans l’espoir qu’elles les élèveront. On se souvenait alors des critiques assassines de James Ivory, étrillant Guadagnino sur son manque de courage et de sensualité dans Call Me by Your Name :
Quand les gens se promènent avant ou après avoir fait l’amour, et qu’ils sont recouverts d’un drap, ça me semble toujours bidon. Je n’ai jamais aimé faire ça. Et je ne le fais pas.
Si Challengers a su convaincre un public de Zoomers prudes, il incarnait aussi les pires travers du réalisateur. De l’autocensure des scènes de sexe aux expérimentations visuelles immondes façon Torque, Guadagnino ne nous épargnait rien, courant après l’attention du spectateur comme un tennisman derrière sa baballe. Une prétention que son casting propret ne suffisait pas à masquer. Quitte à choisir la vulgarité, nous préférons encore Michael Bay, merci.
Le film confirmait la thèse d’Ivory : vendu sur l’image de Zendaya allongée entre deux hommes, il se révélait aussi sexy qu’une pub Uniqlo taylorisée. À une autre époque, Verhoeven ou Bertolucci auraient relevé le défi haut la main, provoquant au passage quelques grenouilles de bénitier mais s’imposant par leur maestria. Ici encore, la montagne accoucha d’une souris.
Le pire résidait dans l’écriture du personnage féminin, talon d’Achille du cinéaste depuis le très mauvais Suspiria. Pour preuve, le triangle amoureux de Challengers, où Zendaya est bien souvent spectatrice (symbolique ou littérale) de l’homosexualité larvée et excitante entre Josh O’Connor et Mike Faist. Il y a une platitude, un manque de relief dans ses rôles féminins, et le talent des actrices n’y est pour rien. La faute réside dans l’intention du personnage, réduit à un simple motif plutôt qu’à une femme complexe, tridimensionnelle, avec de véritables enjeux narratifs. Loin des symboles réducteurs cousus de fil blanc, qui suscitent un ennui remettant en question leur nécessité même.

Queer balaie tout superflu scénaristique. Deux hommes, des rues mexicaines miteuses, et deux ou trois enjeux dramatiques qui se battent en duel. Un prétexte idéal pour interroger la fabrique du désir et sa déliquescence. Devenir son spectateur ou son pantin : il n’y a pas d’entre-deux. Un point de vue radical qui renvoie aux plus belles pages de Notre-Dame des Fleurs de Jean Genet. Dès la scène de rencontre des deux amants, le ton est donné : ralenti, Come as You Are de Nirvana en BO anachronique, regards volés. Jamais Guadagnino n’avait semblé aussi habité. Peut-être que le choix d’un acteur sensiblement de son âge, Daniel Craig, lui offre-t-il enfin le vecteur idéal pour exprimer ses tourments intérieurs sur la sexualité et le temps perdu. Son regard blessé charrie une mélancolie inédite, en parfaite symbiose avec son metteur en scène. Queer s’érige en négatif parfait de Call Me by Your Name. Là où la fièvre d’Elio le poussait vers une épiphanie vitale et un éveil au monde, celle qui étreint Lee le plombe et l’annihile à petit feu.
Le désir est filmé sans fioriture. En vérité : une malédiction, un poids attaché aux pieds, plongeant dans le pathétique. Le sexe n’est pas beau. Le sexe est une urgence, une opération aussi pressante qu’une dose plantée dans le creux du coude. Call Me by Your Name montrait une homosexualité cachée, secrète, mais toujours belle, porteuse de vie et de découverte. Même dans sa rupture finale, une tristesse douce-amère s’en dégageait. Queer rabroue cette idée romantique. Il la ridiculise et la confronte au matériel. Qu’est-ce que l’amour ? Deux corps, deux sexes. Une réaction chimique et rien de plus. Une transaction dont nous ne serons jamais vraiment satisfaits, quel que soit notre expérience, notre orientation, le nombre de nos partenaires ou la nature de nos parties génitales. La course à la jouissance, celle de se sentir vivant, enfin, avant de s’anesthésier à l’alcool. Aimer est un désespoir. Un piège où toute résistance est inutile.
Craig trouve dans cet abîme son meilleur rôle. En quelques gestes et tics économes, l’ex-007 bouleverse. Qu’il s’agisse de sa parade ivre pour séduire Allerton dans un bar – en vain. Ou de ces derniers plans sublimes : les jambes d’un vieil homme allongé, seul sur un matelas d’hôtel. Les souvenirs s’entrechoquent, ceux où ses mollets s’enlaçaient à ceux de son amant. Le montage, par l’enchaînement des images, reproduit la valse de cette étreinte brisée. Une telle virtuosité laisse pantois à la sortie de séance, sonné. À croire que Guadagnino s’est réveillé d’un sommeil artistique de huit ans. Queer ne sera pas vu par les fans de Zendaya. Il ne gagnera pas mille récompenses. Ne dominera pas le box-office. Ne fera pas l’unanimité. Il divisera, il irrite déjà par ses partis-pris et son sujet. Certains voudront l’oublier, le cataloguer en caprice nombriliste d’un auteur trop dérangeant, trop cru, trop excessif. Mais c’est précisément dans cette radicalité abrasive que Queer puise sa force et sa singularité pérenne.
| Au cinéma le 26 février 2025
