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Lire Lolita à Téhéran | Le Cercle des lectrices disparues

Dans le faux Téhéran reconstitué par des rues de Cinecittà, les femmes marchent lentement, les regards baissés, les pas feutrés comme si la peur avait imposé sa propre chorégraphie. La lumière est laiteuse, sans aspérité. Chaque plan semble poli à la main, comme un objet d’artisanat, trop soigné pour qu’on y croie vraiment. On est dans un film de bonne volonté, un de ces objets lisses qui prétendent dire la violence tout en refusant d’en assumer la rudesse formelle. Un film qui veut dénoncer, mais sans déranger l’œil. La révolution iranienne y est presque un décor de théâtre, la dictature un brouillard flou, une abstraction. Eran Riklis adapte Lire Lolita à Téhéran, le récit autobiographique d’Azar Nafisi, écrivaine et professeure de littérature qui, dans les années 80 et 90, alors que la République islamique s’enfonce dans la répression, réunit en secret un groupe d’étudiantes pour lire les grands romans de la littérature occidentale : Lolita, Gatsby, Orgueil et Préjugés. Golshifteh Farahani incarne Azar avec une dignité silencieuse, une fragilité contenue, mais enfermée dans un cadre qui la musèle presque autant que le régime qu’elle fuit. Tout est trop propre, trop aligné, trop éclairé. Même l’insoumission se fait sur fond de moquette moelleuse et de douce mélancolie.

La mise en scène, pourtant, aurait pu créer un contrepoids. Mais Riklis ne cherche jamais à dérégler ses images. Il s’accroche à une grammaire académique, parfois proche du téléfilm de prestige : champs/contre-champs appliqués, caméra discrète, plans fixes contemplatifs, musique illustrative en surimpression des émotions attendues. Les ellipses temporelles — de 1979 à la fin des années 1990 — ne sont marquées que par quelques détails d’accessoires ou de coiffure,.laissant une impression d’immobilité historique, comme si l’Iran ne changeait que dans les discours. Mais ce n’est pas là un geste artistique visant à montrer que le régime ne fait que changer de façade — au contraire, c’est le symptôme d’un regard étranger qui peine à saisir la dynamique propre de cette société, ses tensions internes, ses évolutions, même contradictoires. Le réel est figé non pour être interrogé, mais par défaut d’un point de vue cinématographique fort. Le réel reste abstrait, suspendu. On passe à côté du bouillonnement, de la confusion, des désillusions progressives. Et c’est là le cœur du problème : le film ne pense pas historiquement, il pense idéologiquement. Il ne met jamais en doute son regard. Il reconduit un vieux tropisme orientaliste : l’Iran est montré comme un lieu de pure oppression, d’où seule l’exfiltration vers l’Occident peut constituer un salut. La littérature, toujours anglo-saxonne, toujours canonique, apparaît comme la seule bouée possible. Pas une seule mention de poétesses iraniennes, pas un vers de Forough Farrokhzad, pas une évocation de la tradition intellectuelle autochtone. La seule pensée vient d’ailleurs. Le seul langage de la liberté est celui de l’université américaine.

© Metropolitan Filmexport

On comprend que ce soit cela qui ait plu à certains critiques français : cette histoire de femmes qui se libèrent en lisant Lolita dans une pièce close évoque une sorte de fantasme libéral : le savoir comme refuge, la culture comme transcendance. Mais dans cette vision, la politique est effacée. Dans ce cadre, Lolita n’est plus seulement un roman troublant sur la manipulation et le désir — il devient l’allégorie d’une femme réduite au silence par un pouvoir autoritaire, un miroir de l’oppression sexuelle et politique. Le lire, c’est alors identifier, nommer, résister. Et cette lecture-là — certes possible — est brandie comme un acte de lucidité féminine, un éveil par la fiction. Mais dans cette vision, la politique est effacée.Le peuple, inexistant. Le voile ? Réduit à un signe sans profondeur, sans contradictions. Il devient l’emblème commode de la servitude, sans jamais être interrogé comme phénomène complexe, multiple, parfois choisi, parfois subi, toujours instrumentalisé. Et cette instrumentalisation ne nous est pas étrangère. Elle résonne avec une acuité troublante dans notre actualité française. Quand Bruno Retailleau parle du port du voile comme d’un « symbole de soumission islamiste », il tient, en creux, le même discours que ce film : celui d’un féminisme sans lutte des classes, sans lutte décoloniale, sans dialectique historique. Un féminisme de plateau télé, prêt à brandir Lolita comme un talisman libérateur, tout en faisant voter des lois pour bannir les femmes voilées des piscines, des écoles, des débats. Le fémonationalisme dont parle Sara Farris n’est pas une exagération ici, mais une clé de lecture.

C’est que Lire Lolita à Téhéran, malgré sa promesse, ne montre jamais l’épaisseur des contradictions. Il n’interroge ni les aspirations révolutionnaires d’une jeunesse trahie, ni les rêves brisés des femmes de la classe moyenne, ni les fractures sociales et économiques qui ont aussi mené à l’ascension des islamistes. Il ne dit rien du rôle des États-Unis dans le renversement de Mossadegh, rien de la brutalité du Shah. L’histoire commence comme un conte tragique : tout allait bien, et puis le voile est arrivé. Le réel est effacé sous le tapis du confort idéologique. Et pourtant, il y a de la matière. Dans certaines scènes — rares —, le film frôle autre chose. Une étudiante battue dans un couloir, une discussion sur le rôle des femmes dans Lolita, une rupture amoureuse étouffée par la surveillance morale. Mais à chaque fois, la mise en scène se dérobe. On revient au salon, aux chandeliers, à la douce voix d’Azar qui lit un extrait d’Orgueil et Préjugés. On étouffe dans cette esthétique du non-choix, dans cette tiédeur qui préfère l’élégance à l’engagement, le symbole à la complexité.

Pendant ce temps, les femmes iraniennes, elles, continuent de se battre. Pas avec Nabokov, mais avec leur corps, leur voix, leur rage. Pas dans des appartements cossus, mais dans les rues, dans les prisons, dans les lycées. Pas pour rejoindre l’Occident, mais pour inventer autre chose : un féminisme situé, local, insoumis — et dangereux. En 2022, Mahsa Amini est morte pour un voile. Et ce que ce film ne comprend pas, c’est que cette mort ne convoque pas la littérature, mais l’histoire. La lutte. La chair. Alors oui, Lire Lolita à Téhéran est un film bienveillant. Mais à l’heure où la révolte gronde, où les femmes iraniennes refusent de se taire, où la France instrumentalise leur combat à des fins de politique intérieure, un film bienveillant n’est pas seulement insuffisant. Il risque d’être .complice — peut-être malgré lui, et c’est là tout le drame.