Critique | Les Feux Sauvages de Jia Zhangke | 1h51 | Par Vincent Pelisse
Plus de cinq ans après le magnifique Les Éternels, Jia Zhangke revient avec Les Feux Sauvages, un nouveau long-métrage radical, fruit de vingt ans de travail. En 2001, le cinéaste décide de « partir à la chasse » aux images avec Zhao Tao et son chef opérateur Yu Lik-wai, pour filmer la Chine, faire des rencontres et documenter le réel. Jusqu’en 2020, en marge de ses tournages, il met ces images de côté avant de les redécouvrir pendant la pandémie, réalisant leur potentiel filmique une fois assemblées. Il y ajoute de nombreux plans issus de trois de ses films : Plaisirs Inconnus, Still Life et Les Éternels, ainsi qu’une dernière partie, filmée en 2022, dans une Chine post-Covid encore soumise aux restrictions sanitaires.
Ce long-métrage s’apparente à un puzzle cinématographique protéiforme, oscillant entre documentaire et fiction, que Godard lui-même aurait pu assembler. Les premières images, tournées à Datong et mettant en lumière la classe ouvrière, rappellent la pureté du cinéma de Wang Bing, grand documentariste chinois. Mais très vite, on replonge dans l’univers de Jia Zhangke, avec des séquences de Plaisirs Inconnus. C’est là que le fil rouge des Feux Sauvages se dessine, porté par Zhao Tao et Li Zhubin, qui forment à l’écran un couple conflictuel. Cette relation restera au cœur du récit, comme un nuage à ne pas perdre de vue parmi ceux emportés par les vents.

Le temps passe, et nous voici en 2006, avec Zhao Tao arrivant dans la ville de Fengjie, dans la zone du Barrage des Trois-Gorges, filmée à travers un mélange d’images tirées des films du réalisateur. On retrouve notamment des plans de Still Life et de Les Éternels, ce dernier étant censé se dérouler sur plusieurs années et largement situé à Fengjie. Une femme y recherche son mari, prolongeant ainsi la thématique de Still Life. Au-delà de ces plans, Jia Zhangke introduit de nombreuses images inédites, captées en marge des tournages ou issues de rushes non intégrés au montage final. Ce matériau amplifie l’errance de cette femme tout en donnant plus de consistance à Guo Bin, son mari, à peine esquissé dans Still Life. Leur scène de rupture, par exemple, diffère sensiblement.
Cependant, cette version alternative de Still Life n’atténue en rien les bouleversements démographiques de la région, marquée par des démolitions en série et un exode de masse provoqué par la montée des eaux due à la construction du barrage. Fidèle à l’ensemble de sa filmographie, Jia Zhangke dresse un état des lieux de la Chine et de ses évolutions économiques, politiques et sociales. Cependant, ces deux premières époques avaient déjà été largement explorées dans ses œuvres précédentes. C’est pourquoi il nous transporte dans la troisième et dernière partie du film, en 2022, dans une Chine encore exsangue de la pandémie de Covid-19 et de sa gestion autoritaire par le gouvernement chinois.
Cette fois, les rôles s’inversent et le récit adopte le point de vue de Guo Bin. Il arrive à Zhuhai, dans le sud du pays, avant de retourner à Datong. C’est dans une Chine déshumanisée, presque dépeuplée en comparaison avec les images de la même région vingt ans plus tôt, que le personnage erre, en quête d’une vie meilleure, là où l’influence du gouvernement se fait moins sentir. Jia Zhangke a toujours aimé recycler des musiques dans ses films, comme la chanson de Sally Yeh dans The Killer de John Woo. Ici, il reprend un titre de Gan Ping, A Wet Heart, déjà entendu dans Still Life lors d’une superbe scène de danse sur une terrasse surplombant la vallée et un grand pont lumineux. Dans Les Feux Sauvages, le morceau accompagne aussi une scène de danse, cette fois dans un grand hall municipal presque vide, où les danseurs portent des masques chirurgicaux, tandis que le personnel de nettoyage semble désinfecter les lieux.

Ce n’est que plus tard que Guo Bin croise par hasard Qiao Qiao, son ancien amour, à la caisse d’un supermarché. Le récit rebascule alors du point de vue de cette femme, troublée par l’apparition de Guo Bin. On la voit sortir du travail le soir et traverser une galerie commerciale vide, à l’exception d’un robot. S’ensuit un échange amusant et touchant, qui nuance la présence croissante de ces machines dans le pays. Comme depuis le début du film, Zhao Tao reste silencieuse mais exprime une quantité d’émotions par son regard et ses gestes. Les deux anciens amants se séparent sur un dernier échange de regards émouvant. Qiao Qiao rejoint ensuite un groupe de coureurs, signe qu’elle avance enfin, à l’image d’un peuple chinois qui reprend vie.
On peut aisément considérer Still Life comme son chef-d’œuvre, synthétisant le mieux ses obsessions cinématographiques : la Chine moderne et ses évolutions, ainsi que les relations amoureuses, souvent impactées par le contexte social. Les Éternels prolongeait déjà les thématiques du lauréat du Lion d’Or de 2006 et prenait place dans les mêmes décors. À présent, le puzzle d’images de Les Feux Sauvages relie Plaisirs Inconnus, en quelque sorte un prequel à Still Life, et se sert de celui-ci comme base pour raconter le délitement du couple Qiao Qiao – Guo Bin. Tout cela achève de cimenter Still Life comme le centre névralgique du cinéma de Jia Zhangke, tout en lui apportant davantage d’épaisseur, à travers les images d’époque mais aussi ce nouveau segment en 2022.
Jia Zhangke signe ici son film le plus radical, sans doute aussi le moins accessible à un public non averti. Un long-métrage à la fois poétique et politique où le cinéaste réinvente son cinéma pour donner un nouveau sens à ses images, les intégrant à un ensemble d’une cohérence saisissante. Il explore aussi les évolutions technologiques du cinéma, passant de la pellicule au numérique et utilisant différentes caméras, comme la VR, procurant un étrange sentiment de vertige. Comme toujours, il observe avec acuité les changements sociaux, économiques et démographiques de la Chine et prouve, une fois encore, qu’il est l’un des cinéastes les plus passionnants et importants du XXIe siècle.
| Au cinéma le 8 janvier 2025
