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Joris Laquittant : “Le montage, c’est une succession de deuils.”

Entretien | Joris Laquittant – monteur, réalisateur, affichiste et rédacteur en chef de la revue critique spécialisée Fais pas genre | Par Thomas Hermier

Thomas Hermier a eu l’occasion de discuter avec Joris Laquittant, monteur, réalisateur et adorateur de cinéma de genre, autour d’un café, à l’occasion de la sélection du film Love Me Tender d’Anna Cazenave Cambet, prévu pour une sortie le 17 décembre 2025, dont il est le monteur, dans la catégorie Un Certain Regard au Festival de Cannes.

Love Me Tender (Dir. Anna CAZENAVE CAMBET) 2025

Qui êtes-vous ? Parlez-moi de votre parcours.

Je m’appelle Joris Laquittant, j’ai 35 ans, je suis principalement chef monteur pour le cinéma. J’ai découvert le cinéma et le montage au lycée, dans le cadre d’un bac option cinéma, avant de partir en BTS audiovisuel, spécialité montage, en alternance. Mon maître d’apprentissage était Pierre Boutillier, un réalisateur documentariste amiennois, qui m’avait repéré au lycée, où il intervenait pour encadrer nos exercices pratiques. À ses côtés, j’ai travaillé pendant trois ans au sein de l’association Carmen, qui éditait alors une chaîne de télévision participative nommée Canal Nord. J’y montais les productions de l’association : des documentaires, des films institutionnels, des formats courts.

C’est Pierre qui m’a vraiment appris mon métier et qui, après m’avoir formé, m’a incité à passer le concours de la Fémis. Cela a été important d’avoir quelqu’un comme lui, qui me dise que c’était possible, car cette école me semblait totalement inaccessible pour un fils d’ouvriers comme moi. Je me trompais. Je me suis lancé, et j’ai eu le concours du premier coup. Après quatre années à étudier le montage à la Fémis, j’ai commencé comme assistant monteur auprès de Jean-Denis Buré, sur Ma Reum (2018) ou la série Platane d’Éric Judor. J’avais déjà monté une dizaine de courts-métrages en tant que chef monteur, mais c’est sur cette série que les choses se sont véritablement accélérées pour moi. Au fil des mois de post-production, il m’a été donné l’opportunité de collaborer au montage des épisodes, puis, dans la foulée, j’ai monté le premier long-métrage d’Anna Cazenave Cambet, que j’avais rencontrée sur les bancs de la Fémis, où j’avais déjà monté plusieurs de ses courts-métrages. Nous venons juste de terminer le montage de son deuxième long, Love Me Tender, qui est sélectionné à Cannes dans la catégorie Un Certain Regard. En ce moment, je travaille sur la nouvelle série d’Éric Judor pour Amazon.

Entre aujourd’hui et 2017, j’ai aussi monté deux longs-métrages documentaires réalisés par Pierre Boutillier, à qui je demeure fidèle, ainsi que deux films de genre pour un trio de réalisateurs québécois qui s’appellent RKSS : We Are Zombies (2023) et Wake Up (2024).

Vous êtes sélectionné à Cannes, vous et la réalisatrice Anna Cazenave Cambet, pour Love Me Tender. Ça fait quoi ?

Évidemment, cela rend très heureux. Je suis hyper fier de ce film ; c’est le plus beau et le plus fort que j’aie monté, et j’ai très hâte qu’il rencontre le public, que les spectateurs soient émus par cette histoire, par la mise en scène d’Anna, et par ses formidables interprètes. C’était un travail de longue haleine, puisque c’est le montage le plus long que j’ai fait : 17 semaines. Cette durée était nécessaire, car le film était retors en termes de structure et de continuité.

Mais je suis surtout très content pour Anna, que j’ai vue grandir artistiquement et dont je suis aussi très proche amicalement. Quand on est dans des calendriers aussi précis, qu’on sait que le film doit être prêt pour mai, cette pression de Cannes… on essaie de ne pas trop la verbaliser, mais on en a quand même fortement conscience. C’est un objectif induit, qui nourrit beaucoup d’angoisse et d’attente. Quand la bonne nouvelle est tombée, on a pleuré de joie — mais aussi de soulagement.

Quel est votre rapport avec le cinéma de genre, entre les films de RKSS et tes réalisations personnelles ? Pourquoi cette spécialisation ?

Je réfute l’idée d’une spécialisation parce que je pense que l’un des gros problèmes de notre milieu, c’est qu’on colle trop souvent des étiquettes aux techniciens. J’ai en effet une appétence cinéphile pour les cinémas de genre, mais pas que. Je suis un cinéphile très ouvert, très gourmand. L’appétit pour le genre, il vient surtout de l’enfance ; ce sont vraiment les films de genre qui m’ont fait aimer le cinéma, je considère ces films comme faisant partie de mon ADN. Néanmoins, je suis tout aussi réceptif à des films qu’on qualifierait « d’auteur ». En réalité, je navigue professionnellement sur les deux tableaux, et cela se fait naturellement. Quand je passe un casting de montage pour les RKSS, la première chose que l’on me demande, c’est : « Est-ce que tu vas savoir monter une comédie d’action gore alors que le seul long-métrage que tu as monté est un film d’auteur ? » À cette question, je réponds que je m’en sens bien évidemment capable, parce que les cinémas de genre, je les connais, j’en maîtrise les codes en tant que spectateur et cinéphile, et je les décortique et analyse depuis des années via mon webzine Fais pas Genre. Quand je travaille avec Anna, même si aujourd’hui c’est bien plus facile car nous nous connaissons et travaillons ensemble depuis plus de dix ans, à la base, cela me demandait plus d’efforts : il faut apprendre ses codes à elle, appréhender son langage, ses références. En France, tu as tendance à être cloisonné dans une case par les producteurs et les distributeurs, mais c’est une idiotie, d’autant plus quand on parle de montage. La sensibilité d’un monteur ou d’une monteuse est importante, mais notre qualité, je crois, se juge aussi dans notre faculté à accueillir celle des cinéastes avec lesquels on travaille, dans notre capacité d’ouverture, de curiosité de l’autre. C’est un métier de service, nous sommes surtout un relais, le trait d’union entre les cinéastes et le public.

Et pour le cas de films comme We Are Zombies et Wake Up, qui sont tournés en langue anglaise, est-ce que le montage diffère entre un film “international” et un film tourné en français ?

Oui, surtout pour ces deux films, qui n’ont pas les mêmes enjeux que les films d’Anna, par exemple, car ce sont vraiment des films de marché. Bien sûr, un film comme Love Me Tender n’est pas exempt d’objectifs marketing — comme tous les films —, mais pour ce qui est des films des RKSS, ça fonctionne quand même différemment. Quand on montait We Are Zombies, par exemple, on n’avait pas encore de distributeur en France, ce qui est impensable pour un film français. On savait que c’était un film de marché, destiné à être vendu dans les « marchés du film » des festivals du monde entier. L’autre différence, c’est que ces films-là répondent à des codes de mise en scène très particuliers, très reconnaissables, et que cela impacte directement la façon de monter. La durée du film est aussi un objectif préétabli, et tout ça entre dans le processus de fabrication. En fait, que ce soit un film français ou international, chaque montage est différent, parce qu’il est impacté par tout un tas de facteurs variés : que ce soit le budget, la durée de montage dont on dispose, les enjeux commerciaux ou annexes, le rapport avec les producteurs, les distributeurs, les cinéastes eux-mêmes…

Par contre, oui, s’il y a une différence notoire entre ces films, me concernant, c’est la barrière de la langue. Car même en étant bon en anglais, on a parfois du mal à juger parfaitement le jeu d’un acteur qui ne joue pas dans notre langue maternelle. J’ai monté récemment 1878 d’Aurélia Raoull, un court-métrage en dialecte kanak, et je ne comprenais absolument rien de ce que les acteurs disaient. J’avais fort heureusement un scénario traduit avec des repères phonétiques. Mais sans connaître la musique de la langue, il est parfois compliqué de saisir ce qui relève du surjeu… ou du bon jeu.

We Are Zombies (Dir. RKSS) 2023

On entend souvent que le montage, c’est la troisième écriture du film. Vous en pensez quoi ?

C’est totalement le cas ! En prenant l’exemple de Love Me Tender, c’est même en quelque sorte sa quatrième écriture, puisque c’est l’adaptation d’un livre, et que ce matériau source est naturellement présent dans le film, notamment par l’usage de la voix off. Le tournage de ce film était très intense, très dense, à l’image du film qui a la particularité de raconter une histoire qui se déroule sur trois ans. Toutes nos réflexions de montage étaient contraintes par tout un tas d’enjeux de continuité. La première version du film était bien plus longue que celle qui va sortir en salles ; nous avons donc coupé de nombreuses séquences, voire des personnages. Chacune de ces décisions impliquait un bouleversement de la structure narrative, et nous ne pouvions pas faire tout et n’importe quoi, car nous étions limités par des considérations de continuité très strictes. Concrètement, vous ne pouvez pas déplacer une séquence où tout le monde est habillé comme en hiver dans un bloc narratif se déroulant au printemps. Et ce n’étaient pas nos seules contraintes de ce genre… Chaque réduction ou optimisation narrative générait un vrai casse-tête de réécriture. Couper une séquence nécessitait, par conséquent, d’en réécrire une autre.

Par le montage, on peut vraiment réorienter complètement une scène, changer sa fonction, son intensité émotionnelle. Toute cette gymnastique a pour but de faire le meilleur film possible, l’objectif étant d’abord et surtout qu’il soit compris émotionnellement et rythmiquement par les spectateurs. Même sur les films des RKSS, avec un scénario beaucoup plus resserré en amont, il y a toujours une part de réinvention pour plein de raisons. Donc oui, le montage est un endroit où le film se réinvente. Cela se sent dans l’attitude des réalisateurs au montage, car ils savent que c’est un moment où le film se cristallise complètement. C’est un moment de gestation, souvent long, d’écriture et de réécriture : on fait, on montre, on corrige. Quand, en projection, quelqu’un nous dit qu’il n’a pas compris quelque chose, ou qu’il n’a pas ressenti ce qu’on voulait faire ressentir, on modifie la séquence jusqu’à obtenir chez la majorité des gens ce que le ou la cinéaste souhaite faire passer. Parfois, cela se joue sur des détails, ça peut tenir à la longueur d’un plan, à l’ajout ou à la suppression d’un dialogue. Pour finir — et pour être concret — sur Love Me Tender, on a dû finir autour de 15 versions différentes du film. Mais en réalité, chaque jour le film est différent. Au fil du montage, on rature, on corrige, on peaufine. Jusqu’à ce moment un peu mystique où le film semble nous dire qu’il a trouvé sa forme finale… et qu’il faut le laisser tranquille.

Et, comme vous le mentionnez plus tôt, il y a aussi la question du rythme et de la durée qui rentre en jeu. Avez-vous votre mot à dire à ce moment-là ?

Bien sûr, le montage est une affaire de rythme, de temporalité. Mais il est important de ne jamais appliquer bêtement une certaine idée de ce que le rythme d’un film doit être, sans avoir l’aval du ou de la réalisateur·trice. J’aime bien rappeler qu’à mon sens, l’une des choses qui caractérise un cinéaste par rapport à un autre, c’est son rapport au temps. Dans la durée d’un plan peut se loger une grande partie de l’identité d’un cinéaste. Il faut respecter ça. Les questions de durée des films, c’est un sujet épineux. C’est, à mon avis, l’endroit où le marché, l’industrie, vient se fracasser à l’art. Le cinéma a cette particularité d’être autant l’un que l’autre. Il faut donc être raisonnable. Avec Anna, nous n’avons jamais eu à l’esprit que Love Me Tender allait durer plus de 2h30. Pourtant, nous avons eu des versions du film qui dépassaient les 3h. Nous savions que la réduction du film était un enjeu de distribution et d’exploitation en salles, et nous avions aussi conscience que l’expérience de spectateur est rendue plus compliquée pour certain·es quand les films sont trop longs. Aujourd’hui, le film fait 2h15. On a dû couper beaucoup de choses, des séquences que l’on adorait mais qui, fondamentalement, ne manquent pas au film. C’est toute la difficulté de cette pression de la durée : il faut réussir à couper, mais sans abîmer le film pour autant — et parfois, c’est douloureux.

Le montage, en plus d’une réécriture, c’est une succession de petits deuils : entre ce qui n’a pas marché au tournage, et les séquences qu’on aime mais qui ne sont pas aussi nécessaires qu’on le voudrait. Nous, les monteurs, on est aussi là pour essayer de tranquilliser et tempérer ce processus de pensée, qui peut être difficile. Parce que pendant le montage, on doit faire face à tout un tas de personnes qui ont toutes leur petit avis sur le film — parfois sans avoir vu les rushs. C’est quelque chose qu’on sous-estime quand on imagine ce que c’est, le montage, et ce qu’est le métier de monteur. On ne fait pas qu’un métier technique. Il y a un fort aspect d’accompagnement psychologique dans le montage. On n’est pas juste là pour couper des trucs ou assembler des images. On doit aussi faire admettre aux cinéastes qu’il s’agit de la meilleure option, les consolider par moments, les conseiller quand ils en ont besoin. On est à moitié dans la proposition, et à moitié dans l’accompagnement.

Et quand c’est vous le réalisateur, comment faites-vous ?

C’est marrant, parce que j’ai eu l’occasion d’intervenir à la faculté d’Amiens et je disais souvent aux étudiants que je n’avais qu’un seul conseil à leur donner : « Ne montez pas vos films vous-mêmes. » J’avais constaté — pour avoir été moi-même à leur place des années auparavant — qu’on a souvent tendance, quand on débute, à vouloir se protéger des avis et sensibilités extérieurs, par peur d’être remis en question. Mais je ne crois pas qu’on puisse faire des films tout seul. À la fac comme ailleurs, il faut encourager l’énergie de groupe, qui est celle du cinéma. Après avoir tenu fermement ce discours, je ne l’ai pas totalement appliqué à mon film La Bête. C’est à tempérer, parce que je n’ai pas du tout fait ce film tout seul : j’ai collaboré avec de nombreux·ses technicien·nes géniaux. Mais oui, je l’ai monté moi-même. La grande différence, c’est que j’ai déjà monté des films pour les autres, donc je suis rôdé à l’exercice d’acceptation. Cela va même beaucoup plus vite, puisque c’est de moi à moi. Sur ce film, le processus de deuil, par exemple, a été hyper rapide. Pendant le tournage, je savais déjà quelles séquences j’allais couper, j’essayais d’anticiper ces questions de montage car j’en avais l’habitude.

Je crois que sur le tournage, c’était assez évident pour tout le monde que j’étais monteur, et que cela influait sur ma façon de réaliser. Parfois, je récupérais même les rushes le soir et je commençais à monter — je ne pouvais pas m’en empêcher (rires). Je montrais à l’équipe ces pré-montages et ils voyaient aussi où je voulais — ou pouvais — aller, ce que beaucoup de réalisateurs ne peuvent pas faire. Par ailleurs, je n’envisage jamais le montage comme une activité solitaire. Je m’entoure beaucoup. Je montre le film à d’autres amis monteurs et réalisateurs, et j’accueille leurs avis exactement comme on le ferait dans un montage “lambda”.

La Bête (Dir. Joris Laquittant) 2023

Vous êtes donc également affichiste et, on y reviendra, rédacteur en chef. Pourquoi ce côté touche-à-tout ?

Sûrement la peur de s’ennuyer. Ce sont des choses qui se font naturellement, en réalité. J’ai toujours eu une appétence pour les arts graphiques ; si je n’avais pas fait du cinéma, j’aurais certainement été graphiste. Pour revenir à la toute première question sur le parcours, c’est un peu un heureux hasard que je me sois retrouvé dans le cinéma. J’avais postulé à une option arts graphiques dans un lycée qui n’était pas mon établissement de secteur, et ma dérogation a été rejetée. Je me suis donc retrouvé en sciences économiques et sociales, et j’étais malheureux. J’ai demandé un rendez-vous dans le bureau du directeur de mon lycée et je l’ai supplié de me sortir de cette classe. Je voulais rejoindre n’importe quelle section ayant une option artistique. Par chance, ce lycée — bien nommé François Truffaut, à Beauvais — avait une option cinéma-audiovisuel. Je m’y suis plu, et j’y ai développé une vraie passion cinéphile au contact de professeurs vraiment passionnés et inspirants.

Tout ça pour dire que, quand je fais des affiches, c’est un peu un retour à ces premières velléités pour les arts graphiques. D’ailleurs, au début, j’explorais les possibilités de Photoshop, et progressivement, ce qui m’intéresse, c’est de revenir à des affiches faites à la main : le collage, le dessin… Quand je ne monte pas, je ne supporte pas de ne rien faire. Cette peur de m’ennuyer m’a même amené à créer et prototyper un jeu de société cinéphile… Et bien sûr, j’occupe aussi ces moments en écrivant sur le cinéma.

En effet, vous dirigez également un webzine depuis 2009 qui s’appelle Fais Pas Genre. Pouvez-vous nous en parler ?

Fais pas Genre, c’est un webzine qui s’est créé en 2008, à la suite de ma rencontre avec Valentin Maniglia au festival de Sarlat. Nous étions tous les deux élèves de terminale option cinéma, venus chacun avec notre classe assister à ce festival dans le cadre d’un voyage scolaire. À l’époque, il y avait une vraie effervescence dans ce qu’on appelait la blogosphère cinéma : plein de blogs se créaient, et une véritable communauté cinéphile émergeait sur les réseaux sociaux. Valentin avait créé Intervista, un blog de critiques qu’il avait nommé ainsi en hommage au film de Fellini. Il m’a invité à le rejoindre pour écrire des articles. D’emblée, la ligne éditoriale était tournée vers les cinémas de genres. À la base, c’était donc Valentin le rédacteur en chef, et en 2016, il a décidé d’arrêter. J’ai alors repris la rédaction et changé le nom pour préciser la ligne éditoriale. C’est à ce moment-là que le site est devenu Fais pas Genre !, tout en conservant l’équipe d’Intervista et l’intégralité des articles publiés jusque-là.

Fais pas Genre, c’est le prolongement de l’identité d’Intervista : on a toujours voulu décloisonner les catégories entre cinéma de genre et cinéma dit « d’auteur ». On tient aussi à parler des genres au pluriel : on aborde autant l’horreur et le fantastique que la comédie musicale, le western, le teen movie, la romcom… Et on va chercher aussi ce qui, dans le cinéma « d’auteur », nous semble faire acte de fantaisie, de décalage. On revendique une ligne éditoriale bien moins cloisonnée que celle d’autres médias spécialisés comme Mad Movies ou L’Écran Fantastique. Notre vraie référence, en termes de ligne éditoriale, c’est plutôt Midi Minuit Fantastique, une revue mythique mais aujourd’hui disparue. On a défendu ce décloisonnement, cette transversalité, à travers nos textes, parce que c’est un espace où on peut autant parler d’une série Z de science-fiction que de l’étrangeté dans un film d’Alain Guiraudie. Aujourd’hui, le site a bien grandi : c’est devenu une association. La « marque » Fais pas Genre s’est développée, et on intervient désormais dans de nombreuses salles partout en France — à Montreuil, à Strasbourg, à Amiens évidemment. Nous avons des rédacteurs et rédactrices un peu partout en France, mais aussi en Belgique et au Québec. Dans le milieu du cinéma, y compris dans la critique, il y a une forte concentration parisienne. Nous, on essaie de s’y opposer, d’ouvrir notre équipe géographiquement, mais aussi dans les parcours et les identités.

Est-ce que votre expérience de réalisateur et de monteur influence votre rôle de rédacteur en chef chez Fais Pas Genre ?

Oui, et de plusieurs façons. D’abord dans l’accompagnement rédactionnel : mon travail de monteur me rend apte à suivre une réécriture, à conseiller les rédacteurs sur la structuration ou la synthèse de leur pensée critique. Et même si aujourd’hui j’écris beaucoup moins — parce que j’ai moins de temps — j’ai toujours envisagé l’exercice critique ou analytique comme quelque chose qui enrichit mon travail de monteur. Penser les films, ça t’aide quand tu en fabriques. Quand je suis en plein montage, c’est très compliqué de voir des films : j’ai une overdose d’images, d’écrans, et plus généralement, le film que je monte englue ma pensée, prend toute la place. De fait, il est très important de compenser cela quand je ne monte pas. Quand je ne suis pas dans un processus de fabrication, je m’efforce de relancer la machine à penser les films des autres. Je sais que ça va nourrir mon travail à l’avenir.

C’est à la Fémis que j’ai été le plus actif sur Fais pas Genre. Là-bas, il n’y a que des cours pratiques : mon activité sur le site, c’était un peu ma théorie, l’endroit où je pensais. Cela a consolidé ma cinéphilie, mais aussi précisé quel cinéma je voulais faire et défendre. On a souvent tendance à opposer ceux qui fabriquent et ceux qui commentent, mais à mon avis, c’est compliqué de faire l’un sans l’autre. Je ne crois pas qu’on puisse faire des films sans s’intéresser aux films qui ont été faits avant — et à ceux qui viennent tout juste de sortir. Je prends un exemple concret : sur le montage de Love Me Tender, tout le monde nous parlait d’un manque de brutalité. Les premiers spectateurs réclamaient que le film soit plus « violent », plus « heurté », plus radical. C’est en voyant Bird d’Andrea Arnold pendant le montage qu’Anna a pu enclencher un processus de pensée, et trouver une forme d’inspiration autour de cette question de la radicalité. Même si les deux films sont au final très différents, le geste de cinéaste d’Andrea Arnold a fortement influencé Anna, l’a encouragée à oser des choses qu’on se refusait jusqu’alors.