La Nuit se traîne marque le premier long-métrage de Michiel Blanchart. On y découvre Mady (Jonathan Feltre), étudiant le jour et serrurier la nuit, dont l’existence bascule lorsqu’il ouvre par mégarde une porte interdite, se retrouvant ainsi pris dans les filets d’une affaire de grand banditisme. Au cœur d’une métropole en pleine effervescence, Mady n’a qu’une nuit pour échapper à ce piège et retrouver Claire, celle qui a trahi sa confiance. Dans les sombres méandres d’une Bruxelles nocturne et menaçante, il doit survivre à une impitoyable chasse à l’homme orchestrée par Romain Duris.
Lors d’un entretien mené par Louan Nivesse, le réalisateur et l’acteur principal se confient sur leur désir d’ancrer cette « belle histoire » dans un climat politique tendu, marqué par la division et l’intolérance, tout en gardant leur passion pour le cinéma de divertissement et d’action.
Michiel, après le succès de votre court-métrage T’es morte Hélène, qui mêle l’horreur à la comédie romantique, vous proposez maintenant un thriller d’action politique avec des éléments comiques. Pourquoi est-ce que vous accordez une telle importance à la diversité des genres dans vos œuvres ?
Michiel Blanchart : Je crois que je suis très gourmand et que j’aime tellement de styles de cinéma différents que j’ai envie d’y inclure un peu de tout. Cependant, cela reste un exercice sérieux. Je suis fortement influencé par exemple par le cinéma coréen, où j’ai l’impression qu’ils mélangent tous ces genres de manière très décomplexée depuis un certain temps déjà. Aujourd’hui, on a des spectateurs avertis qui sont suffisamment éduqués aux codes du cinéma pour accepter très facilement les changements de ton et de genre, tant que cela fait sens avec l’histoire et que l’on reste toujours sincère et authentique avec les personnages et ce qu’ils traversent. Je pense que cela reflète aussi la vie, qui est faite de moments soudainement grotesques, tragiques ou terrifiants. En fait, je crois que tout cela peut se mélanger de manière très harmonieuse. De plus, nous avons déjà vu tellement de comédies romantiques, de films d’horreur, de polars et autres genres, que j’ai l’impression que l’endroit où l’on peut trouver de la nouveauté et de la modernité, c’est en gardant ces ingrédients mais en les mélangeant différemment, en créant de nouvelles recettes.
Surtout que je trouve que votre cinéma est très cinéphile. Vous prenez des inspirations et vous essayez justement de les retourner. Cela s’inscrit dans ce mélange de genres où vous intégrez les influences des cinéastes que vous aimez. Par exemple, dans T’es morte Hélène, on retrouve beaucoup de Sam Raimi, et parfois, dans La Nuit se traîne, on a l’impression de voir du Michael Mann, comme dans Hacker ou Collatéral. Cependant, on ne se dit pas que c’est la même chose. Ce mélange de genres vous donne une identité unique qu’on aime découvrir au fil de vos œuvres.
M.B. : Un grand merci.
Jonathan, on vous a découvert dans deux œuvres de Jimmy Laporal-Tresor, Soldat Noir et Les Rascals, qui étaient déjà deux rôles marqués par un fort contexte politique et antiraciste. Ici, on vous retrouve dans votre troisième film, La Nuit se traîne, qui aborde également les mêmes thèmes et combats. Est-ce essentiel pour vous de revenir à de tels rôles ?
Jonathan Feltre : Il y a une continuité, et je trouve que ces histoires font du bien parce qu’elles sont modernes et nécessaires. En tout cas, moi, je vois pas mal de films anglo-saxons qui abordent ces sujets, mais très peu en francophonie. C’est rafraîchissant et important, car nous n’avons plus peur de nous confronter à certaines questions ou de revisiter le passé avec différents points de vue en tant que personnes de couleur. En francophonie, cela reste assez rare, et je suis heureux d’avoir eu la chance de travailler sur ces projets. Cependant, je suis éclectique. J’ai des goûts très variés, et ce qui m’intéresse avant tout, c’est de raconter de belles histoires. Il ne s’agit pas forcément de se cantonner à un type de rôle ou de cinéma. Il y a une volonté de raconter des histoires modernes et actuelles qui peuvent à la fois divertir et faire réfléchir. Et pourquoi ne pas aussi faire des films plus éthérés, totalement absurdes, ou dans des registres très différents ? Je suis ouvert à tout.
Dans le climat actuel où la pensée d’extrême droite gagne du terrain en France et en Europe, un film comme La Nuit se traîne, qui est avant tout un divertissement d’action, mais qui s’inscrit aussi dans le mouvement Black Lives Matter avec une réflexion sur le racisme systémique, peut jouer un rôle important. Ici, on est dans la continuité de ce que fait David Dufresne avec Un pays qui se tient sage, par exemple. En quoi pensez-vous que ce genre d’œuvres, au-delà des documentaires, peut aider à faire réfléchir les spectateurs sur ce qui se passe actuellement ?
M.B. : J’ai l’impression qu’avec ce qu’on voit en ce moment en Europe, il est important de raconter des histoires comme celle-ci. On se pose la question de jusqu’où le film doit être politique, de quel est notre degré d’engagement. Pour ma part, je me suis interrogé sur la légitimité d’aborder ces sujets dans mon film. Finalement, je pense qu’il est légitime d’en parler tant que c’est fait avec sincérité, tant qu’on raconte une belle histoire comme l’a dit Jonathan. Il est vraiment essentiel de raconter des histoires de ce type, car elles doivent faire partie de notre paysage culturel. Je ne sais pas dans quelle mesure un film peut changer les choses. Je crois qu’un film peut susciter le débat, et cette discussion est toujours enrichissante. Je préfère un film qui provoque la discussion plutôt qu’aucun film du tout. Je crois surtout que tous les films participent à une grande conversation. Qu’ils soient intentionnellement politiques ou non, tous les films ont une dimension politique dès lors qu’ils sont créés.
J.F. : Tout est politique, en vérité.
M.B. : Dans cette grande conversation, si nous pouvons contribuer à dénoncer certaines choses, c’est important. Ce que le film fait avant tout, c’est montrer qu’il existe une véritable rupture de confiance entre la population et la police, que ce soit en France, en Belgique ou ailleurs. La violence policière est une réalité tangible. Chacun a son propre point de vue sur la police, certains plus extrêmes que d’autres. Ce film n’est pas partial, il ne prend pas parti, mais il pointe une réalité où il existe une légitime peur et une justification mitigée à l’égard de la police, notamment en raison des nombreux problèmes observés.
J.F. : C’est un peu comme être un miroir sur une réalité, sans être moralisateur ni didactique.
Il y a souvent un retour de la part des spectateurs lorsque des films osent porter un message et provoquer la réflexion : beaucoup disent que cela manque de subtilité. Comment répondez-vous à ces spectateurs qui attendent peut-être plus de subtilité dans les œuvres ?
M.B. : Ah, je trouve que la subtilité est très subjective. Souvent, les films que l’on me décrit comme subtils me donnent plutôt l’impression que le sujet est très en avant-plan et traité de manière directe. Personnellement, j’apprécie une certaine forme de cinéma où les codes cinématographiques s’allient à la force évocatrice de l’art pour aborder des sujets. Pour moi, La Nuit se traîne est avant tout un polar, un survival urbain, centré sur un personnage, un film d’action et d’aventure. C’est l’évolution de ce personnage qui, confronté à un monde très injuste, doit trouver le courage d’agir selon sa conscience. La subtilité réside dans le fait que le sujet politique est plutôt en toile de fond, agissant comme un miroir. C’est comme si tout ce que le personnage traverse cette nuit-là était une métaphore de ce qui se passe dans la ville autour de lui.
J.F. : Dans ce contexte ambiant, je pense que la subtilité réside dans le fait que nous n’adoptons pas une vision manichéenne. Le film ne cherche pas à diviser le monde en bons et méchants, en riches corrompus et pauvres victimes. Ce n’est pas notre propos. La Nuit se traîne s’inscrit plutôt dans les genres du polar survival tout en osant dynamiser le récit avec une approche moderne et rafraîchissante, ce qui est assez rare. C’est audacieux et cela soulève plusieurs questions, mais je crois que cela enrichit le récit en le plaçant en arrière-plan. Pourquoi pas ?
Oh, vous faites une transition rapide avec la question que je voulais poser, Jonathan. Comment cela fait-il d’être le John Wick de Bruxelles ?
J.F. : Cool, c’est génial. J’ai découvert Bruxelles grâce à ce tournage et j’ai été accueilli à bras ouverts. Cela fait vraiment du bien, mais il y a aussi une certaine responsabilité. J’ai donc pris mon travail très au sérieux, comme n’importe quel emploi, car faire un film reste toujours une chance. C’est un peu comme vivre un rêve éveillé, même si c’est un travail qui peut être parfois éprouvant. Toujours est-il que c’est une opportunité incroyable.
Est-ce que tu as aussi participé aux séquences d’action et de combat qui sont souvent filmées en plans-séquence ? Ça doit être un travail très intense.
J.F. : On prend ça très au sérieux, on n’a pas de place à l’erreur. On a été bien préparés en amont pour les séquences d’action et il faut être prêt. Le tournage de nuit engendre une certaine fatigue, donc on ne peut pas se permettre de tricher. Plus on est préparé, plus on est capable de relever le défi et de réussir.
M.B. : On avait envie d’une préparation intense pour ce personnage très physique. Il fallait que à travers ces scènes d’action, ces chorégraphies, on ne néglige pas de raconter l’histoire. Il ne s’agit pas d’avoir d’un côté l’histoire et de l’autre les scènes de combat.
J.F. : C’est ça, exactement. Il y avait effectivement un défi, à la fois pour moi en tant que comédien confronté à la physicalité et à la fatigue, et pour le personnage qui traverse une continuité, une situation. Mady n’est ni un super héros, ni un athlète, ni un beau gosse. C’est quelqu’un avec sa propre personnalité, gentil, réservé, cool et sympa. Il était crucial de maintenir à la fois l’intégrité du personnage et sa fraîcheur, sa vitalité pour affronter les aspects très concrets comme courir, sprinter, encaisser des coups, se relever, suivre la chorégraphie, tout en restant réaliste. Dans cette optique, on se rapproche plus de Daniel Kaluuya dans Get Out que de John Wick, qui possède cette aura presque invincible où il surmonte tout, se bat contre tous, même si c’est un fantasme impressionnant. C’est un aspect que j’ai totalement accepté. Mady est un personnage qui ne fait pas de sport tous les jours, qui boit des sodas et mange des clubs sandwichs. Il fallait qu’on puisse ressentir que c’est une personne lambda qui vit tout cela. La violence n’est pas gratuite, elle n’est pas spectaculaire, elle est justifiée. Du côté du survival, rien n’est facile, en quelque sorte. On s’identifie d’autant plus au personnage quand tout se passe ainsi, quand rien n’est facile ni gratuit, et qu’on a peur à chaque instant parce que c’est difficile. C’est là que survient le vrai sens de la survie.
M.B. : C’est vraiment un personnage qui se révèle dans ces scènes. Ce n’est pas quelqu’un qui est dans son élément, mais plutôt confronté à des situations nouvelles et à des choix parfois moraux. Dans l’action, il doit s’en sortir comme il peut.
On ressent vraiment ce côté brutal dès la première scène d’action dans la cuisine, où nous, spectateurs, ressentons chaque coup avec intensité. C’est puissant, on entend presque les os craquer par moments, non ? C’est vrai que John Wick est une référence plus populaire, mais cette approche se rapproche davantage du cinéma d’action brut que l’on pouvait retrouver chez John Woo, par exemple.
[Michiel et Jonathan acquiescent]
Pourquoi pensez-vous qu’il est crucial de découvrir le film qui sort le 28 août au cinéma ?
M.B. : Parce qu’il est essentiel de découvrir Jonathan Feltre et son incroyable performance.
J.F. : Eh bien, je dirais qu’il est important de découvrir Michel Blanchard. C’est quelqu’un à suivre, je pense, et surtout une personne cool, hyper ambitieuse, qui n’a pas peur d’aborder certains sujets. Je pense que c’est bénéfique pour la francophonie, car il est assez rare de voir des films qui osent traiter des sujets sans être moralisateurs, mais qui font du cinéma tout en incitant à la réflexion et à l’amusement, sans craindre de faire le lien entre les deux. En tant que personne de couleur moi-même, je trouve que c’est quelque chose de plutôt novateur. De ma petite vie et de mes débuts de carrière, je constate que c’est quelque chose qui peut être très important, parler à beaucoup de gens en francophonie et même au-delà. Il y a quelque chose d’universel à ne pas craindre d’aborder, de présenter des fables et des histoires dans des contextes très spécifiques. Je pense que cela est bénéfique, c’est enrichissant d’avoir ce type de cinéma.
M.B. : Et je pense qu’effectivement, lorsque je dis d’aller voir le film pour Jonathan, c’est vraiment une raison valable. C’est surtout pour son personnage, en fait. Parce que je crois qu’il représente quelque chose dont on a besoin davantage dans le cinéma français.
Propos recueillis par Louan Nivesse le 18 juillet 2024. L’équipe de CQLC exprime sa gratitude envers Stéphanie Tavilla, attachée de presse, pour sa confiance, ainsi qu’à Michiel Blanchart et Jonathan Feltre pour leur accueil chaleureux et leur gentillesse.
La Nuit se traîne de Michiel Blanchart, 1h37, avec Jonathan Feltre, Natacha Krief, Jonas Bloquet – Au cinéma le 28 août 2024