Tatouage, Yasuzô Masumura
Réalisé par Yasuzô Masumura et écrit par Kaneto Shindô (réal d’Onibaba et Kuroneko), une femme est kidnappée et vendue comme prostituée. Après avoir été forcée de se faire tatouer une araignée dans le dos, elle devient vengeresse, laissant plusieurs hommes sur son chemin. Tel est la base de Tatouage, ressorti restauré au cinéma le 2 novembre 2022 par The Jokers.
Pour un film réalisé à cette époque, on pourrait raisonnablement s’attendre à un certain degré de prévisibilité, à une forte utilisation du sexisme, du viol et des agressions et pourtant, Tatouage bouscule toutes ces normes. L’écriture est tout à fait brillante, créant cette femme résolument sadique et déterminée, qui se révèle être une marionnettiste hors pair vis-à-vis des hommes. Une tournure bienvenue par rapport à de nombreux films de l’époque, et toujours aussi réjouissante près de cinquante ans plus tard. Une fascinante manipulation émotionnelle et sexuelle, où Otsuya attire les hommes dans sa toile d’araignée pour les dévorer.La façon de mettre en scène était bien différente qu’aujourd’hui, et elle a tendance à paraître mélodramatique plutôt que dangereuse. À cette exception près, la mise en scène est colorée et le rythme est constant, ni rapide ni lent. Il semble presque structuré comme les chapitres d’un livre, avec chaque nouvelle apparition de ses personnages masculins et le rôle qu’ils vont jouer dans le jeu d’Otsuya (Ayako Wakao). Sa véritable force réside dans le fait qu’il se concentre sur l’essentiel du récit.
La performance d’Ayako Wakao est fantastique, sans doute l’un des rôles les plus intéressants qu’une actrice puisse jouer. Elle est si merveilleusement contenue et précise, commençant avec ce côté très mélodramatique, mais au fur et à mesure que l’on découvre quel genre de personne elle est, elle devient extrêmement pondérée et en plein contrôle. Akio Hasegawa est tout à fait à l’opposé dans le rôle de Shinsuke, qui commence dans une forme de contrôle et suit un déclin abrupt dans la haine et la perte de principes. L’ensemble du casting offre une variété de personnages, même si les hommes ont des traits similaires, il y a juste assez de différences dans leurs personnalités et dans les décisions qu’ils prennent pour les distinguer.
Tatouage est réussi parce que, contrairement à la plupart des films des années 1960, il s’est retenu, il a ajouté une teinte de noirceur, de luxure et de violence pour alimenter son histoire, mais sans jamais jouer la carte de la lourdeur. L’écriture d’Otsuya dans l’histoire du cinéma est quelque chose qui devrait être davantage célébré. Un personnage féminin sincèrement intelligent, manipulateur, contrôlant et sadique dans les années 1960 est une exception, c’est le moins qu’on puisse dire. Surtout une femme qui ne fait jamais l’expérience du sexisme pur et simple, au-delà de la mésestime habituelle qui contribue clairement à servir les sombres intentions de son personnage. Un film sensuel explorant les méandres de la perversité morale de l’homme, mais aussi la complexité féminine, comme Masumura le fera 3 ans plus tard dans La Bête Aveugle. Une expérience palpitante, aboutissant à une histoire captivante, et intelligente.
Tatouage de Yasuzô Masumura, 1h26, avec Ayako Wakao, Akio Hasegawa, Gaku Yamamoto – En Blu-ray chez The Jokers Films
L’Ange rouge, Yasuzô Masumura
Pour certains, les films de guerre sont à éviter, en raison de leur aspect masculino-centré et d’un nationalisme parfois douteux. Peu importe l’endroit du monde d’où proviennent ces films, c’est incontestablement vrai. L’histoire n’ayant pas été tendre avec les actes et les crimes perpétrés dans le feu de la guerre, une vague de films anti-guerre critiques et hyper politisés a vu le jour. Et, soyons honnêtes, la question de l’hyper-masculinité est toujours là, que les « héros » tirent ou non avec une arme à feu. La question essentielle que l’on se pose est la suivante : existe-t-il des films anti-guerre qui échappent à ces stéréotypes traditionnels ? En général, non, mais il y a quelques exceptions, comme le film de Yasuzo Masumura, L’Ange rouge, sorti en 1966.
Ayako Wakao, une habituée de Masumura, incarne l’ange titulaire, l’infirmière Nishi, qui sert pendant la guerre sino-japonaise. Basé sur un roman de Yoriyoshi Arima, L’Ange rouge est en quelque sorte un regard épisodique sur les difficultés éprouvées par une jeune infirmière au plus fort de la guerre. Fraîchement embauchée, Nishi est affectée à un service hospitalier qui accueille des hommes souffrant de blessures mineures, des hommes qui cherchent désespérément à éviter d’être renvoyés au front. La jeune et séduisante infirmière qu’elle est attire l’attention des hommes. C’est la première d’une longue série d’expériences traumatisantes pour Nishi, qui se fait violer par les soldats. L’Ange rouge n’est pas une représentation positive des soldats japonais et de leur comportement en temps de guerre – au contraire, Masumura vise la jugulaire. Elle est réaffectée dans un service réquisitionné en territoire chinois où elle doit s’occuper d’un homme qui a perdu ses deux bras. Même lorsque les infirmières et les collègues de Nishi lui disent d’oublier ses émotions et de ne s’occuper que d’elle-même, elle en est incapable. Au lieu de cela, elle donne au soldat malheureusement mutilé une dernière nuit d’affection – qui ne se termine pas bien. Nishi tombe ensuite amoureuse d’un médecin expérimenté (Shinsuke Ashida) alors qu’elle sert au sein d’un centre de soins dans les bidonvilles chinois ou sur la ligne de front.
Dans le tout dernier segment où Nishi travaille pour le Dr Okabe (Ashida), il est réjouissant que L’Ange rouge soit en noir et blanc, jouant sur des contrastes absolument somptueux. La scène est celle de rangées et de rangées de corps attendant d’être vus par des médecins, des médecins qui sont soit incapables de faire quoi que ce soit pour leurs patients, soit qui leur coupent un membre dans une tentative désespérée et débordée de sauver autant de personnes que possible. Une scène illustre bien ce cauchemar : un patient a besoin d’être amputé d’une jambe, mais le seul moyen de soulager la douleur est l’anesthésie locale. Si Masumura avait filmé en couleur, le titre aurait été littéral, et le film aurait pu être facilement interdit aux moins de 18 ans. Plus tard, une épidémie de choléra est tout aussi choquante, le nombre de morts obligeant les infirmières et les quelques bonnes mains disponibles à jeter les morts dans une fosse commune. Cela se produit après qu’une « femme de réconfort » a provoqué une épidémie de choléra généralisée lorsque les soldats ont refusé de se passer de sexe, même si cela signifie se forcer sur les malades mourants ou, une fois de plus, menacer de violer les infirmières. Il y a la morosité et il y a L’Ange rouge.
Comme le soulignent les bonus de l’édition blu-ray édité par The Jokers Films, de nombreux vétérans de la guerre sino-japonaise ont complimenté le film de Masumura pour son authenticité. Le fait que ce film provienne d’un pays qui a tant soutenu ses militaires et ses classes guerrières est une initiative assez audacieuse. Oui, ce n’est pas un film agréable, quel que soit le critère utilisé, mais il est aussi audacieux et intrépide que possible. Il s’agit d’une satire débridée et sanglante que peu de réalisateurs ont le courage d’affronter.
Aussi passionnée et ouverte que soit la performance d’Ayako Wakao dans le rôle du personnage principal, la façon dont son rôle évolue est ma plus grande réserve. Elle tombe amoureuse du docteur Okabe, beaucoup plus âgé qu’elle. Une histoire qui introduit un côté mélodramatique en contradiction avec l’histoire d’une infirmière dont l’empathie et la compréhension se traduisent par une série de cadavres dans son sillage. Au mieux, on a l’impression d’une histoire romantique forcée pour plaire à un public qui ne regarderait jamais un tel film. Au pire, cela ressemble à une décision délibérée de donner à Nishi une raison de se mettre en danger pendant la guerre. Quoi qu’il en soit, cela ne rend pas service à L’Ange rouge. Même si une certaine ambiguïté morale subsiste, Masumura se concentre davantage sur l’aspect mélodramatique du film, qui fonctionne admirablement bien, comme dans le sublime Seisaku’s Wife sorti un an plus tôt également avec Ayako Wakao.
Malgré tout, L’Ange rouge est l’un des nombreux films fascinants produits par le Japon dans les années 1960 et une autre corde à la vague fascinante et divergente des films contre la guerre, un film qui aborde le sujet avec une approche beaucoup plus directe que Godzilla et ses semblables.
L’Ange rouge de Yasuzô Masumura, 1h26, avec Yûsuke Kawazu, Ayako Wakao, Shinsuke Ashida – En Blu-ray chez The Jokers Films
Dossier co-écrit avec Vincent Pelisse.