Critique | Blitz de Steve McQueen, 2024 | 2h00 | Par Louan Nivesse |
Sous un ciel lourd, des éclats de lumière et des volutes de fumée tracent leur chemin parmi les ruines de Londres. C’est ici que Blitz, le dernier film de Steve McQueen, prend vie, au croisement du rêve et de la mémoire. Chaque rue devient un champ de bataille, chaque visage une fresque vivante d’histoire. Il ne se contente pas de revisiter une énième reconstitution de la guerre. Il nous entraîne dans une nuit sans fin, où l’innocence côtoie l’horreur et où le passé surgit comme un fantôme, questionnant la paix fragile et les mythes collectifs.
Dans cet univers où tout semble consumé par les flammes, il pose une question implacable : que reste-t-il de notre humanité quand la terre se déchire ? Ce retour dans le passé est pour McQueen un prisme pour observer le présent, une démarche qu’il a déjà explorée dans Small Axe. Ici, il creuse davantage car le monde semble stagner, se détériorer même, avec des injustices qui se font plus malicieuses et omniprésentes. Comment ne pas penser à la réalité actuelle, où des civils sont bombardés sans relâche, sous la férule de régimes sans pitié ? Pourtant, ici, nous sommes en pleine Seconde Guerre mondiale, en Angleterre, et non dans le chaos du Moyen-Orient. George (Elliott Heffernan), un enfant métis, incarne cette dualité, ce double exil : d’abord celui de l’innocence volée, puis celui de son identité, rejetée par une société en crise. Quand il abandonne la campagne pour retrouver une ville en flammes, sa quête n’a rien du récit héroïque d’évacuation. Elle est brute, violente, traversée par une colère sourde. À travers George, une version crue et déformée de l’enfance en temps de guerre se dévoile au loin des mythes d’innocence ou de pureté salvatrice. Cette aventure ressemble davantage à un voyage initiatique à la Pinocchio, une quête où l’enfant sait ce qu’il cherche – sa mère – mais ignore les obstacles et les individus qu’il rencontrera.
Londres devient une créature de fumée et de fracas où les repères se dissolvent. Dans une scène d’ouverture illuminée par les flammes, des pompiers luttent, mais la caméra les capture de biais, jamais en plein cadre. Ils bataillent contre un tuyau qui se transforme en serpent furieux, glissant et se tordant hors de leur contrôle, une danse mécanique presque vivante. Cette vision sauvage incarne à elle seule le Blitz. C’est une guerre qui dépasse les hommes pour transformer objets et gestes en fragment d’un chaos indicible. Dans son cadrage brut, le chaos s’élève en une expérience sensorielle pure. Pris dans cette tempête visuelle, le spectateur retient son souffle, englouti dans un monde où chaque instant est une lutte et chaque respiration, une victoire éphémère. La guerre n’a ni héros ni gloire, seulement des ombres humaines qui survivent, enfermées dans une rage contenue. C’est une guerre autant intérieure qu’extérieure, un champ de bataille mental où la résilience même s’effrite sous le poids des bombes et des préjugés. Dans ce tumulte, le montage devient l’appel au calme. Les bombardiers déchirent le ciel à pleine vitesse, le son monte en intensité puis se coupe brusquement. Il cède la place à une image silencieuse : une archive de marguerites, qui revient comme un souffle d’apaisement tout au long du récit.
Lorsqu’un groupe cherche refuge dans le métro, la foule se heurte aux grilles verrouillées, bloquée par les autorités au nom d’un directeur soucieux de protéger son infrastructure. La contradiction enflamme la situation : les voix s’élèvent, la foule s’agite, et finalement, poussée par le désespoir, elle force les barrières et le chaos envahit le métro. D’un plan au tumulte, le montage coupe soudainement vers le silence. Un couloir désert apparaît, où seule une feuille de papier s’élève et virevolte légèrement dans un souffle d’air, témoin muet de la tempête humaine qui vient de passer. Zimmer enveloppe le film d’une composition sonore intense oscillant entre Stravinsky et le cri des sirènes, entre violon grinçant et alarme aérienne. Pourtant, McQueen valorise les silences, ces refuges où l’on perçoit les battements de cœur des personnages. Tandis que Zimmer accentue la terreur, les pauses du récit densifient l’intensité des confrontations. McQueen impose le poids de l’absence. Ce silence incarne le cœur de la guerre.
Dans chaque plan de Blitz, une nostalgie profonde se déploie – mais il ne s’agit pas d’un passé idéalisé. Au contraire, ce passé est comme un miroir brisé, reflétant à la fois les espoirs et les douleurs d’une époque marquée par des tensions sociales persistantes. Tout comme dans l’épisode Lovers Rock de sa mini-série Small Axe, McQueen nous plonge en flashback dans une soirée jazzy où la transe collective est capturée avec un rythme vibrant. La caméra glisse d’un détail à l’autre : les instruments en harmonie, les danses effrénées de cette communauté noire, héritière de l’immigration, dont chaque mouvement exprime une revendication d’intégration. Au cœur de ces scènes, Rita (interprétée par Saoirse Ronan), la mère de George, se distingue comme la seule femme blanche parmi ces corps en mouvement, incarnant un symbole d’espoir et de liaison entre les communautés. C’est lors de l’une de ces soirées qu’elle rencontre Marcus (CJ Beckford), le père de George, dans un moment d’extase et de connexion. Pourtant, cette joie est brutalement interrompue par une réalité implacable : Marcus se fait agresser par un groupe d’hommes dans la rue, une attaque à laquelle il riposte mais qui entraîne l’intervention des autorités. Aveugles au contexte, les policiers le conduisent au poste avec violence, sans autre forme de procès. La scène est observée par des témoins – des immigrés asiatiques – qui restent passifs, peut-être conscients de la nécessité de garder le silence pour éviter de se faire remarquer eux aussi. Ce constat d’une société divisée par des discriminations raciales et sociales n’est pas nouveau, et il résonne avec la montée actuelle de l’extrême droite à l’étranger. On se prend à penser que rien n’a vraiment changé et que ces divisions risquent d’empirer. On se surprend à penser que rien n’a vraiment changé et que ces divisions risquent d’empirer. Pourtant, le souvenir du sourire radieux de Rita, se balançant au rythme des saxophones et des tambours, rappelle que les cultures dans leur diversité peuvent offrir un espoir commun. Ce moment de communion montre à quel point nous avons besoin des autres pour entrevoir un avenir où les différences ne divisent pas mais nous rapprochent.
Le message se fait encore plus percutant dans les paroles d’Ife (interprété par Benjamin Clementine), un policier noir que George rencontre sur son chemin. Lorsqu’il intervient pour défendre une famille indienne menacée par des anglais cherchant à les discriminer dans un abri bondé, Ife leur rappelle : « c’est ce que veulent des gens comme Hitler – nous diviser pour semer des tensions et mieux régner. » Cette phrase résonne comme un avertissement direct, et McQueen, à travers elle, nous confronte à un miroir des méthodes de division et de manipulation des leaders populistes d’aujourd’hui. Qu’il s’agisse de Meloni, Trump ou Bardella, tous jouent sur les peurs et les tensions culturelles pour créer un climat de méfiance et de peur. Leur stratégie est plus subtile, moins ouvertement hostile, mais la mécanique est la même : attiser des divisions pour se poser en sauveurs d’une crise qu’ils ont eux-mêmes contribué à envenimer. Cette thématique de division prend une nouvelle dimension lors d’une scène de conférence clandestine animée par Mickey Davies (interprété par Leigh Gill, qui échappe enfin au rôle du « petit homme » du Joker). Mickey, un juif à la tête d’une association qui aide les jeunes refusant d’abandonner leurs familles, y évoque comment il a été stigmatisé comme « communiste » et « danger pour la société ». Son témoignage rappelle les accusations ironiques et détournées de l’extrême droite qui, même de nos jours, n’hésite pas à instrumentaliser des groupes pour diaboliser l’opposition. En France, cette ironie est palpable lorsque le Rassemblement National, héritier d’un parti fondé par d’anciens Waffen-SS, accuse les partis de gauche d’antisémitisme, profitant des débats électoraux pour réécrire le récit et détourner la méfiance sur ses adversaires. McQueen, à travers cette scène et le personnage de Mickey, illustre à quel point ces stratégies de division perdurent et se réinventent, alertant sur les dangers de cette manipulation. La leçon est amère, mais essentielle. Nous sommes constamment rappelés à la vigilance, car ces tactiques de fragmentation sociale et de réécriture du récit historique ne sont pas que des reliques du passé, mais bien des armes politiques qui continuent de modeler notre présent.
Une seconde scène de fête éclate plus tard dans le récit, sous forme d’un autre flashback. Cette fois, ce n’est plus Rita ni Marcus qui dansent, mais des Londoniens riches qui se retrouvent dans une somptueuse bâtisse de marbre. Certains se balancent mollement au rythme du jazz mais la plupart restent assis, se laissant servir, tandis que la musique – jouée et chantée par des artistes noirs qui assurent également le service en salle – semble n’être qu’une distraction élégante. Contrairement à la première soirée, McQueen délaisse ici l’énergie de la transe pour des plans longs et mesurés. La caméra suit les allées et venues des serveurs entre la salle et les cuisines, capte le dévouement des musiciens ou encore l’ennui palpable des invités. La succession de ces longs plans finit par créer une illusion de plan-séquence, immergeant le spectateur dans ce ballet de la haute société. Puis, un instant fatidique suspend ce rythme élégant. La musique s’arrête brusquement, les regards se lèvent et le silence retentit. Dans un contre-champ, un avion traverse le ciel avec la même fluidité que la caméra pendant la fête. Son objectif redescend ensuite pour nous ramener dans le même bâtiment, désormais en ruine. À l’intérieur, des pilleurs fouillent parmi les cadavres, volant les bijoux de ces corps figés dans l’opulence, profitant de la catastrophe pour reprendre ce qu’ils n’ont jamais eu. George observe cette scène avec des yeux à la fois fascinés et horrifiés, tandis qu’Albert (interprété par Stephen Graham), chef des pilleurs, l’encourage, voire le contraint à faire de même. Cette rencontre force George à comprendre une nouvelle réalité : dans un monde où les classes s’entrechoquent même dans la mort, ceux qui n’ont rien se servent des drames pour revendiquer leur part, coûte que coûte. Cette scène agit comme un miroir inversé de la première soirée multiculturelle et vibrante. Là où l’énergie et la communion prenaient le dessus dans la danse, ici, le silence et le pillage imposent une vision tragique d’une société fracturée. Dans les deux scènes, McQueen nous plonge dans un monde intense, suspendu entre vie et mort, rappelant que la diversité de Londres n’est pas seulement un patrimoine mais une flamme vacillante que la guerre menace d’éteindre. La vie, dans toute sa beauté et sa tragédie, est célébrée ici dans un souffle qui s’achève inévitablement dans le silence, un cycle où chaque fête porte en elle le germe de son extinction.
Dans Blitz, les personnages prennent une dimension symbolique, incarnant des forces opposées de la société en temps de guerre. Ife, le gardien anti-aérien nigérian, guide George vers une prise de conscience de son identité et représente l’espoir, l’idée d’un pont possible entre les communautés dans la tourmente. À l’opposé, Albert est une caricature des forces sombres : opportuniste et manipulateur, il incarne ceux qui exploitent le chaos, un prédateur d’âmes et de biens, un rappel que même dans la destruction, certains n’y voient qu’une occasion d’en tirer profit. Ces personnages ne sont pas seulement des individus, mais des concepts vivants, des fragments de l’âme de Londres. McQueen se sert de cette dualité pour explorer les limites de l’héroïsme collectif, interrogeant subtilement : peut-on vraiment être un héros si l’on détourne le regard des inégalités qui rongent la société ? À travers ces figures contrastées, il propose une réflexion où lumière et ombre coexistent, chaque acte de bravoure étant teinté d’un arrière-plan sombre qui refuse de disparaître. Rita, quant à elle, incarne une autre facette de cette lutte : talentueuse chanteuse formée par son père pianiste, elle est sélectionnée pour chanter à la radio dans le cadre d’une initiative des autorités visant à apaiser les tensions des ouvrières d’usines d’armement. Ce choix d’apporter de la musique dans un contexte de crise semble, en surface, une tentative d’unité. Mais ce moment de lumière se transforme en un acte de rébellion inattendu : après sa performance, ses collègues s’empressent de s’emparer du micro pour dénoncer l’insécurité à laquelle elles sont exposées en cas de bombardement, notamment en raison du refus d’ouvrir les stations de métro pour les abriter. Cet acte collectif de bravoure, cependant, est vite écrasé par les figures d’autorité masculines, les patrons de la radio et de l’usine. Ces hommes, réfractaires à ce geste d’empowerment, décident de licencier sans ménagement les instigatrices. Le patriarcat se manifeste ici brutalement, rappelant à ces femmes qu’elles sont supposées servir la nation en silence, sans remettre en question l’ordre établi. Elles devraient, selon eux, se montrer reconnaissantes envers les hommes sur le front, sans attendre de gratitude pour leur propre contribution. L’idée d’une reconnaissance réciproque est évacuée d’emblée par des dirigeants plus préoccupés par leur propre position que par la sécurité des ouvrières, qui se retrouvent chaque nuit exposées aux frappes aériennes.
Le réalisateur revisite le passé avec un geste de mémoire politique audacieux, transcendant la simple reconstitution historique. Il propose une vision résolument contemporaine du récit de guerre, où chaque scène devient un rappel poignant. Le passé n’est pas un sanctuaire inviolable, mais un champ de bataille où vérités et récits officiels s’affrontent. Blitz devient un avertissement : l’histoire, bien qu’elle se répète, est désormais empreinte des luttes actuelles, des voix marginalisées et des résistances contemporaines. McQueen ancre ainsi le passé dans les douleurs d’aujourd’hui, montrant comment ces récits continuent de résonner et de nous rappeler à la vigilance. Les luttes des générations passées portent en elles les échos des combats présents, et les récits oubliés attendent d’être ravivés pour éclairer notre époque. Ce n’est pas un hasard si George rencontre Ife dans un bâtiment où les traces du passé colonialiste britannique sont exposées à travers des peintures, sculptures et objets empreints de racisme. Ce que l’enfant voit devient fondamental pour McQueen, car c’est précisément ce regard, cette « éducation par l’image » qui façonne l’avenir. Ainsi, ce n’est plus seulement Londres qui est sous les bombes ; ce sont tous ceux qui, dans l’ombre, luttent pour leur dignité, leur place, leur survie. McQueen, à travers cette fresque où se mêlent désespoir et beauté, met en lumière une vérité trop souvent oubliée : l’histoire ne cesse de renaître et de se réinventer tant qu’elle est racontée avec sincérité et émotion. Dans cette œuvre, il nous murmure qu’au cœur de la plus sombre des nuits, il subsiste toujours quelque chose d’irréductiblement humain. Une lueur, un souffle de vie qui persiste.
| Sur AppleTV+ le 22 novembre 2024