Critique | Anora de Sean Baker, 2024| 2h19 | Par Cécile Forbras |
Dans un contexte de creusement des inégalités sociales et économiques, Anora de Sean Baker résonne comme un miroir tranchant des tensions actuelles. Cette Palme d’Or survient alors que la « mèche blonde » à la peau outrageusement dorée signe son retour, symbolisant une époque où les politiques favorisent les ultra-riches et où les droits des femmes vacillent. Ces dynamiques ne se limitent pas aux États-Unis ; elles sont visibles en France, en Italie, en Argentine et dans de nombreux autres pays où l’extrême droite s’installe. La société continue de juger et d’objectiver les corps féminins notamment dans le domaine de la sexualité. Baker plonge son héroïne Anora dans cet univers impitoyable où elle doit jongler entre l’objetisation de son corps et ses ambitions d’ascension sociale. Fidèle à ses thèmes de prédilection déjà explorés dans The Florida Project, il met ici en lumière la précarité et les luttes de classe, révélant les vies marginalisées et le rêve américain inaccessible pour beaucoup. Anora fait ses débuts dans un club de striptease, un monde où les corps se prêtent au spectacle captés par la caméra dans toute leur objectivité crue — des jambes, des courbes, des gestes chorégraphiés sur les genoux d’hommes anonymes. Dès les premières scènes, une imagerie provocante et saturée de néons s’impose, un choix esthétique qui permet d’aborder sans détour la réalité du travail des strip-teaseuses et installe d’emblée le spectateur au cœur du sujet sans complaisance ni détour.
En faisant de son héroïne une travailleuse du sexe, le réalisateur s’intéresse d’abord au corps des femmes qui sera à la fois esthétisé et sexualisé. Lorsque Anora (Mikey Madison) danse sur sa barre de pole dance, son corps tortillé devient un objet artistique par la beauté de ses rondeurs, l’aisance de ses mouvements autour de la barre ou encore les couleurs bleues et rouges qui se reflètent sur sa chair. Visuellement, c’est une ode au corps comme expérience esthétique pure qui se crée, en le mettant en valeur dans sa matérialité. Cependant, la caméra nous rappelle sans cesse que ce corps est son outil de travail. Elle a beau le sublimer, le corps reste une marchandise. C’est en effet grâce à ce corps qu’Anora attire l’attention de Vanya (Mark Eydelshteyn), un fils de milliardaire attiré par les artifices et les belles femmes. Celui-ci devient le vecteur de son ascension sociale, que la première moitié du film raconte. Si elle danse dans un premier temps dans la boîte de nuit, c’est en se livrant ensuite à de nombreux rapports sexuels avec le jeune homme qu’Anora construit cette relation qui, comme le cinéaste nous le montre ensuite, est basée uniquement sur le physique.
À cet égard, on peut affirmer que le long-métrage adopte un point de vue fataliste : celui du rêve américain qui se termine en déception pour les personnes en marge de la société. Comme dans Red Rocket, Baker met en scène des marginaux et leurs (dés)espoirs. Ses personnages aspirent à une vie meilleure et tirent n’importe quelle ficelle qui s’offre à eux dès qu’une occasion se présente. Dans Anora, la jeune femme accepte sans difficulté l’offre de Vanya de devenir sa petite amie pour une semaine, creusant alors ses illusions quant à une relation sincère. Alors que le marché était clair, Anora s’engouffre petit à petit dans des croyances par désir d’ascension sociale. Le langage charnel et séducteur est son moyen de prédilection pour communiquer. En mettant en avant les préjugés et critiques dont elle est victime à cause de son métier (Anora est une prostituée, et il semble impossible qu’un homme de bonne famille puisse se marier avec elle), le déterminisme social est abordé à travers le portrait d’une prostituée ultra-clichée, uniquement attachée à l’argent, au pouvoir et à ce qui brille. Quand Vanya lui propose de l’épouser, elle accepte à condition d’avoir un certain nombre de carats sur sa bague. Lorsque Vanya l’engage pour être sa petite amie, elle augmente le prix. Ainsi, le désir d’émancipation d’une jeune femme en marge de la société, cherchant à s’extraire de son milieu incertain, est dépeint. Et c’est bien cela l’enjeu d’Anora : l’opportunité d’une vie meilleure et le fait de s’accrocher à un milieu qui n’est pas le sien et dont elle ne connaît pas les règles.
Ce déterminisme social est d’ailleurs mis en avant dès le premier acte : lorsqu’Anora démissionne pour rejoindre Vanya, son prince charmant, sa collègue lui dit que cela ne tiendra que deux semaines et qu’il n’est pas sincère. Ambitieux et réaliste, il cherche à désillusionner les spectateurs idolâtrant les États-Unis en exposant les inégalités sociales, sans toutefois atteindre une véritable subversion. Il est essentiel de rappeler que l’accès aux études reste un privilège, en Europe déjà et plus encore aux États-Unis. Là-bas, obtenir un diplôme implique de débourser des sommes exorbitantes, condition sine qua non pour espérer accéder à des professions valorisées. Les classes défavorisées, incapables de faire face à ces coûts, sont souvent contraintes de se tourner vers des métiers moins valorisés mais offrant un gain rapide, comme le fait Anora pour subvenir à ses besoins. Cette réalité est abordée avec un traitement léger et humoristique qui manque d’une prise de position plus affirmée, laissant le message sans la profondeur critique qu’une telle thématique mériterait. En cherchant à dépeindre une femme forte à travers le personnage d’Anora, une prostituée qui ne se laisse pas faire et sait sortir les griffes quand il le faut en utilisant l’humour, le récit délaisse le caractère politique de son point de vue et les réflexions qu’il pourrait insuffler aux spectateurs.
Qu’en est-il de la véritable violence symbolique par les ultra-riches envers les personnes marginalisées ? Certes, la mère de Vanya (Darya Ekamasova) n’est pas tendre avec Anora, la ridiculisant sans cesse et lui rappelant systématiquement son statut de stripteaseuse, mais l’humour et la mise en scène tournent toujours cela en dérision, laissant croire au spectateur que ces situations sont tellement absurdes qu’elles n’existent pas réellement. Ce personnage féminin est dépeint comme une véritable « peste », qui susurre à l’oreille du protagoniste des mots venimeux, lui rappelant qu’elle ne vaut rien, qu’elle lui est inférieure et qu’elle n’aura jamais les moyens de l’atteindre. Cette cruauté paraît presque incroyable tant la mère semble dépourvue du moindre sentiment de considération envers Anora. Elle devient ainsi l’incarnation du mépris et de la colère, renforçant un stéréotype où l’absence d’empathie domine et où l’orgueil se manifeste par un mépris systématique des autres.
Le côté humoristique du film laisse donc sous le tapis toutes revendications et arrière-pensées subversives. Dès l’entrée en scène des deux “mafieux” russes qui, en réalité, ne semblent pas maîtriser l’art de faire peur, des touches d’humour surgissent. Les deux hommes, chargés par les parents de Vanya d’annuler le mariage entre les tourtereaux, enchaînent les gaffes, ce qui entraîne le récit dans une dimension comique là où l’on s’attendait à une confrontation sanglante. Cependant, lorsque cette drôle d’équipe part à la recherche de Vanya, les gags deviennent parfois trop répétitifs, trop attendus, donnant à la narration une sensation de lourdeur : le vomi dans la voiture, la dépanneuse qui embarque le véhicule… Tout cela a déjà été vu. Bien sûr, ce comique de répétition peut susciter le rire, mais cette technique fonctionne davantage dans l’absurde, comme dans Daaaaaali! de Quentin Dupieux, où les mêmes blagues sont rabâchées avec insistance. L’intrigue est tout sauf absurde. Si, au début, le ton comique fait esquisser des sourires, on finit par attendre en vain que quelque chose de décisif se produise. L’humour finit par obstruer toute crédibilité de la situation et toute tentative de délivrer un message fort et réflexif. En dissimulant sous couvert d’humour les injustices qu’Anora subit, comme le mépris de classe de la part des parents de son concubin, le manque d’écoute dont elle souffre de la part des autres personnages, ou encore la compétitivité entre stripteaseuses induite par le patriarcat, le récit manque d’un message véritablement dénonciateur.
La mise en scène reste contrôlée. La position des personnages et de leur corps dans l’espace est millimétrée, chaque plan semblant minutieusement construit pour que tout s’aligne au bon moment. Si les gags deviennent répétitifs, les placements des personnages, associés au bon timing du montage, renforcent la drôlerie des séquences. Le meilleur exemple en est le personnage d’Igor (Youri Borissov), l’un des “mafieux”, qui reste à l’écart du récit, adoptant plutôt une position d’observateur. Puisqu’il est le seul à ne pas chercher de profit chez les autres, sa position passive crée un décalage qui suscite la surprise. Lorsqu’il doit contrôler et ligoter Anora, devenue hystérique à l’arrivée des deux hommes dans la maison de Vanya, celle-ci l’accuse d’être un pervers sans scrupule, alors qu’il tente simplement de la calmer maladroitement. Il intervient peu, mais toujours au moment opportun, et devient la clé du récit, le personnage sans lequel tout tournerait au fiasco. Alors que les confrontations entre personnages s’enchaînent (Anora et la mère de Vanya, les hommes de main entre eux, puis encore Vanya et Anora), Igor observe, dans la lune ou abasourdi par ce qui se passe. Par exemple, avant de monter dans l’avion pour annuler le mariage à Las Vegas, Igor se contente d’observer une énième dispute entre la mère et Anora. Cela permet au spectateur de s’identifier à un personnage, tout en restant à distance de la loufoquerie du récit, puisque Igor en reste tout autant détaché. De plus, il accentue les inégalités abordées dans l’histoire en prenant finalement le parti d’Anora et en demandant aux parents de s’excuser pour le mauvais traitement qu’ils lui ont infligé. Cette scène scelle les ambitions décrites précédemment et confère à Igor une place salvatrice essentielle au dénouement.
Dans Anora, Sean Baker explore les désillusions du rêve américain en mettant en scène des corps comme instruments d’un message critique, bien que sans grande radicalité. Son approche humoristique et légère, qui caractérise désormais son style, apporte un regard singulier sur des questions sociales complexes et injustes. Cependant, ce voile sarcastique tend souvent à atténuer la gravité de ces sujets, diluant ainsi l’impact de sa critique. Dans un contexte mondial où le fascisme gagne du terrain, la lutte contre les injustices sociales devient plus urgente que jamais. Les inégalités que Baker dépeint en toile de fond font écho à des enjeux actuels : le rêve américain a d’ailleurs été au centre des discours politiques récents, aussi bien du côté de Trump que de Harris. Pour nombre de citoyens, croire en ce rêve devient de plus en plus difficile face à des réalités telles que les écarts salariaux basés sur la classe sociale et le niveau d’études, ou encore le poids écrasant des frais médicaux. Comment des politiciens ultra-riches peuvent-ils se dire solidaires des travailleurs alors qu’ils participent activement à l’élargissement des inégalités sociales ? En cherchant parfois l’absurde ou le ridicule, Sean Baker peut freiner la portée de sa critique, risquant de paralyser une réflexion plus profonde et potentiellement révolutionnaire. Aujourd’hui, il est essentiel que l’art continue de jouer son rôle : instruire, éveiller et inciter à la résistance sociale.
| Au cinéma le 30 octobre 2024