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Buffalo Bill et les Indiens & Quatre nuits d’un rêveur | Reflets d’illusions

Les lumières de la ville vacillent dans la nuit. Sur le Pont Neuf, un garçon fixe une silhouette qui s’apprête à sauter dans la Seine. Un siècle plus tôt, un autre homme, sous les projecteurs de son propre mythe, ajuste sa perruque avant d’entrer en scène. Jacques rêve, Buffalo Bill vend du rêve. Ils sont tous les deux à la lisière de la réalité, dans ce fragile entre-deux où l’illusion tient lieu d’existence. Les ressorties en versions restaurées au cinéma de Buffalo Bill et les Indiens par Splendor Films et de Quatre nuits d’un rêveur par Carlotta Films nous plongent dans cette zone trouble où le spectacle et le réel s’entrelacent au point de ne plus se distinguer.

La caméra d’Altman pénètre un territoire saturé de poussière, de fanfares et de poudre aux yeux. Buffalo Bill n’est pas un héros, juste un histrion fatigué, un entrepreneur du mensonge qui exhibe des Indiens captifs pour nourrir un imaginaire collectif fabriqué de toutes pièces. Son Wild West Show est un trompe-l’œil, un numéro de prestidigitation où l’Histoire s’écrit au revolver et se vend en tickets. L’Amérique du XIXe siècle se construit dans la réécriture permanente, et ce n’est pas un hasard si cette fable grinçante resurgit aujourd’hui. Les discours politiques réécrivent l’Histoire pour masquer leurs failles. En France, le programme scolaire sur la colonisation est remanié. Aux États-Unis, les polémiques sur les manuels d’histoire se multiplient. Les plateformes numériques recomposent les récits avec des algorithmes, alimentant l’explosion des deepfakes et des relectures biaisées. Vaincre ou Mourir, film produit par le Puy du Fou, illustre cette tendance : une vision héroïque et révisionniste de la Révolution française qui façonne un passé à la carte. Altman nous rappelle que la légende n’a jamais été qu’un artifice, un théâtre au service du pouvoir.

© 2025 Carlotta Films

Bresson filme au contraire un espace dépouillé, réduit à l’essence du sentiment. Jacques ne voit pas Marthe, il la rêve. Il suit une ombre dans Paris comme d’autres scrollent des visages sur un écran, en quête d’un idéal inatteignable. La nuit s’étire, des halos de lampadaires dessinent des constellations sur l’eau. Une guitare résonne sur un quai, et ce moment suspendu devient plus réel que la réalité elle-même. L’éclat des enseignes se reflète sur les pavés mouillés, l’éphémérité d’un regard devient une éternité capturée par la lumière crue des réverbères. Mais au matin, le fantasme s’effondre. Marthe court dans les bras d’un autre. Le visage de Jacques se fige, immobile comme un tableau dont la couleur se dissout sous l’effet du temps. Il rentre chez lui, déconnecté du monde, ses doigts caressant des toiles qui ne sont plus que des surfaces vides. Bresson dissèque l’obsession amoureuse avec la même précision qu’Altman dissèque la mythologie américaine : deux illusions qui s’écroulent sous le poids du réel, laissant derrière elles des âmes errantes, incapables de réconcilier le rêve et la vérité.

Buffalo Bill et Jacques partagent une même damnation : celle d’exister uniquement à travers une représentation. L’un s’effondre sous la farce qu’il a bâtie, l’autre se consume dans un amour qui n’a jamais existé. Et nous, que sommes-nous devenus ? Spectateurs d’un monde où tout se rejoue en boucle, où l’histoire est une playlist qu’on remixe sans cesse, où l’amour se fond dans la lumière d’un écran. Altman et Bresson nous avertissaient déjà : tout n’est que reflets, et nous sommes peut-être les seuls à ne pas le voir.