L’influence majeure de la télévision en tant que technologie trouve son illustration la plus accomplie dans l’oeuvre cinématographique de David Cronenberg de 1983, intitulée Videodrome. À travers le personnage de Max Renn et sa découverte d’une émission clandestine baptisée « Videodrome« , Cronenberg s’approprie les réflexions de Marshall McLuhan, un éminent théoricien de la communication, l’un des pionniers des études médiatiques contemporaines, pour démontrer que la technologie constitue une extension de l’humanité. Le réalisateur se questionne sur les effets de la télévision sur le public, sur son influence sur l’évolution humaine, ainsi que sur les acteurs qui détiennent le contrôle de cette technologie.
Le cinéaste nous plonge dans le monde de Max Renn, propriétaire de Civic TV à Toronto, une chaîne de télévision fictive spécialisée dans la diffusion de contenus violents et sexuellement explicites. Le slogan de la chaîne, « Celui que vous prenez au lit avec vous », vise à souligner son pouvoir d’influence. Malgré la nature choquante de son contenu, Max le justifie en affirmant qu’il offre à son auditoire un exutoire inoffensif pour leurs fantasmes et leurs frustrations. Cependant, il ressent un insatiable besoin d’aller au-delà du porno softcore qu’il diffuse habituellement. C’est alors qu’il découvre « Videodrome« , une émission pirate filmée dans une petite salle rouge, mettant en scène des femmes torturées par des individus vêtus de noir. Bien que le programme semble dépourvu de message apparent, Max en reçoit un par l’entremise d’une organisation mystérieuse et secrète diffusant ce contenu de torture. En conséquence, il développe une tumeur cérébrale, déclenchée par un signal caché intégré au programme, lui provoquant des hallucinations perturbantes. Le concepteur de l’émission, le professeur O’Blivion, révèle à Max que le programme a contribué à la croissance d’un nouvel organe dans son esprit, une extension de lui-même, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle forme de pensée. Max devient le reflet de la cupidité des entreprises et de la mainmise capitaliste sur la société, une création de ce que le film qualifie de « la nouvelle chair ». Videodrome s’impose comme une vision prophétique, notamment à une époque où le président des États-Unis est un produit médiatique, en l’occurrence Ronald Wilson Reagan.
Les idées de Marshall McLuhan concernant le contexte médiatique se transforment de la page imprimée à l’écran dans la lutte acharnée de Max pour déjouer un complot international visant à diffuser le signal de « Videodrome » auprès des masses. Le médium devient véritablement le message au sein de ce film d’horreur signé Cronenberg. Comme le souligne Mikel J. Koven, McLuhan se présente comme un « apôtre du désespoir », déclarant que nos systèmes nerveux se trouvent totalement emmêlés dans une mosaïque qui échappe essentiellement à notre contrôle. McLuhan distingue deux types de médias : chauds et froids. Bien qu’il ne qualifie pas spécifiquement la télévision de médium chaud, cette description semble plus en accord avec la nature de « Videodrome« . Le philosophe définit un médium chaud comme étant celui qui amplifie un sens unique à « haute définition », c’est-à-dire un état saturé d’informations.
En parallèle, dans le film, le professeur O’Blivion décrit la télévision comme étant « intrinsèque à la structure physique du cerveau ». Le film va encore plus loin en métaphorisant Max comme un magnétoscope, où une cassette vidéo est littéralement insérée dans sa poitrine, le remplissant de données, en l’occurrence une partie de Videodrome, qui est technologiquement liée à la télévision. Bien que le film soit ancré dans l’ère de la VHS, son message reste actuel. En parlant spécifiquement de la télévision, bien que le câble ne soit peut-être plus prédominant, nous sommes inondés de contenu via des plateformes de streaming telles que Netflix, Hulu, Amazon Prime, Disney+, et d’autres encore. Les factures de câble et de téléphone cèdent la place à une multitude d’abonnements médiatiques. Nous vivons à une époque d’interconnexion sans précédent, où l’information circule, est traitée et partagée plus rapidement et plus largement que jamais. La satire sombre de Cronenberg sur la consumérisation et la vénération de la technologie met en lumière les préoccupations du réalisateur concernant la diffusion électronique de l’information, particulièrement par le biais d’entités corporatives sans visage et moralement douteuses, tout en exprimant sa compulsion à créer un art provocateur et fortement érotisé.
La télévision exerce une influence multifacette sur le spectateur. Les publicités façonnent nos habitudes de consommation, les campagnes politiques exercent leur emprise sur nos orientations, et les émissions de télévision laissent leur empreinte sur nos convictions. Cette influence télévisuelle se manifeste également de manière explicite dans le long-métrage à travers les hallucinations vécues par Max. Tant lui que le spectateur se trouvent dans l’incertitude quant à la nature de ces visions, tout comme nous nous interrogeons fréquemment sur la frontière entre la réalité et ce qui est présenté à l’écran. Les signaux émis par « Videodrome » propulsent Max dans l’émission elle-même, le poussant à se percevoir en train de commettre des actes violents qu’il n’a pas réellement accomplis, à voir sa propre main se muer en arme à feu, et même à expérimenter la possibilité d’insérer sa tête dans son propre téléviseur. Tel un pacte involontaire avec la publicité et le public, Max se voit dépouillé de toute maîtrise sur son propre corps, relégué au domaine public. « L’écran de télévision est la rétine de l’œil de l’esprit », selon les mots du professeur O’Blivion. Ce dernier aspire à exposer l’émission au monde entier, engendrant ainsi un discours capitaliste authentique sur la notion de « temps de cerveau disponible », s’inscrivant en parfait écho avec le concept de « temps du cerveau à saisir » promu par la publicité, une dynamique que le film illustre de manière saisissante. Cronenberg crée un environnement où la télévision et la réalité fusionnent, bouleversant notre perception de l’espace et du temps.
Cronenberg aurait affirmé : « Puisque je conçois la technologie comme une extension du corps humain, il est inéluctable qu’elle revienne se nicher chez elle ». Le film aborde cette idée sous l’appellation de « nouvelle chair ». Dès les premières images de Videodrome, il nous projette dans un futur proche où la technologie a infiltré tous les aspects de la vie quotidienne. Cette perspective surprend, car un film réalisé au début des années 80, mettant l’accent sur les cassettes vidéo, pourrait sembler dépassé. Pourtant, il utilise habilement ces rectangles noirs comme une métaphore du corps humain, avec ses composantes internes en mouvement. Alors que nous ne sommes plus dominés par la crainte d’être engloutis par ces images, à l’instar de Max qui est littéralement aspiré dans son téléviseur, une nouvelle paranoïa s’installe, remettant en question la fiabilité de ce que nous percevons à l’écran. La télévision évolue en une force transformative. Comme le suggérait le professeur O’Blivion, « la vie à la télévision est plus réelle que la vie en chair et en os », et cette notion nous pousse à remettre en question la technologie et son emprise sur nos esprits, alors que nous nous abandonnons quotidiennement aux images, commençant ainsi à brouiller la frontière entre notre réalité propre et ce qui se dévoile à l’écran.
Vidéodrome de David Cronenberg, 1h28, avec James Woods, Sonja Smits, Deborah Harry – Sorti en 1984